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31 mai 2021 1 31 /05 /mai /2021 08:38
 

La mort de la grand-mère du Narrateur (Le côté de Guermantes)

Illustration de Grau-Sala

Pastiches et Mélanges est un recueil de préfaces et d’articles de presse parus dans Le Figaro à partir de 1908, et rassemblés à la demande de Gaston Gallimard. C’est dans cet ouvrage que l’on trouve un étrange article de Proust, en date de janvier 1907, et intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide ». Etrange – ou ironiquement tragique -  en effet puisque le parricide est un matricide et que tuer sa mère ne relève pas vraiment de sentiments filiaux. Madame van Blarenberghe, la victime, était la femme du président de la Compagnie des Chemins de fer de l’Est et une amie des parents de Proust. Le 24 janvier 1907, elle fut assassinée par son fils Henri qui se suicida ensuite.

Sous le titre « Drame de la folie », ce fait divers fut rapporté dès le lendemain dans Le Figaro et Proust en avait été vivement impressionné. En effet, lors du décès de M. van Blarenberghe père, Proust, au nom de ses parents, avait écrit une lettre de condoléances au fils qui, en retour, lui avait envoyé une lettre de remerciement émue : « […] Si tardivement que cela soit, je veux vous dire aujourd’hui que j’ai été extrêmement sensible au fidèle souvenir que vous avez gardé de nos anciennes et excellentes relations et profondément touché du sentiment qui vous a inspiré de me parler, ainsi qu’à ma mère, au nom de vos parents, si prématurément disparus. Je n’avais personnellement l’honneur de les connaître que fort peu, mais je sais combien mon père appréciait le vôtre et quel plaisir ma mère avait toujours à voir Mme Proust. J’ai trouvé extrêmement délicat, et sensible, que vous nous ayez envoyé d’eux un message d’outre-tombe. […] » L’écrivain avait donc gardé d’Henri van Blarenberghe le souvenir d’un homme « agréable et assez distingué », souvenir modifié plus tard, à la faveur d’un service rendu, par celui  d’un être à la « sensibilité plus profonde, d’une mentalité moins mondaine » que celle qu’il avait crue sienne d’abord.  

Quand Proust découvre dans l’article que la victime de ce « drame de la folie » est Mme van Blarenberghe, il se remémore la lettre que son fils lui avait écrite : « Il faut espérer toujours… je ne sais ce que me réserve 1907, mais souhaitons qu’il nous apporte un apaisement, etc. » Il faut espérer toujours ! Je ne sais ce que me réserve 1907 ! La vie n’avait pas été longue à lui répondre. 1907 n’avait pas encore laissé tomber son premier mois de l’avenir dans le passé, qu’elle lui avait apporté son présent, fusil, revolver et poignard, avec, sur son esprit, le bandeau qu’Athéné attachait sur l’esprit d’Ajax pour qu’il massacrât pasteurs et troupeaux  dans le camp des Grecs sans savoir ce qu’il faisait. » Très rapidement, il écrit pour Le Figaro cet article, qu’il propose à Gaston Calmette, intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide », dans lequel il tente de comprendre ce terrible passage à l’acte. Il sera publié le 1er février 1907.

Se référant à l’Antiquité, Proust compare ce crime à ceux des grandes tragédies grecques en citant Œdipe (parricide et incestueux), Ajax (dément) et Oreste (assassin de son beau-père Egisthe), ou encore en citant Shakespeare et les Frères Karamazov. « Sous sa plume, le fils meurtrier se métamorphose en assassin sublime », ce qui ne manqua pas de choquer les lecteurs du Figaro. Proust se justifie ainsi : « Si j’ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d’Ajax et d’Œdipe, le lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi j’ai publié ces lettres et écrit cette page. J’ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l’éclabousse sans parvenir à la souiller. J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle, un être en dehors de l’humanité, mais un noble exemplaire d’humanité, un homme d’esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité — disons pathologique pour parler comme tout le monde — a jeté — le plus malheureux des mortels — dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres. » On sait que Gaston Calmette censura le dernier paragraphe de l’article où Proust rappelait qu’après leur châtiment, Œdipe et Ajax avaient été honorés par les Grecs qui avaient fait de leurs tombeaux à Colone et à Salamine des pèlerinages sacrés. On reconnaîtra que cet article avait de quoi surprendre !

Si j’ai voulu, en ce jour où l’on fête les mères, évoquer ce texte, c’est qu’on y découvre une des thèmes essentiels de La Recherche. Proust souligne qu’avant de mourir, Mme van Blarenberghe aurait crié à son fils : « Qu’as-tu fait de moi ? Qu’as-tu fait de moi ? » Et il poursuit : « Si nous voulons y penser, il n’y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. » Dans une lettre à Barrès Proust écrit à propos de sa mère Jeanne Weil : « Toute notre vie n’aura été qu’un entraînement, elle à me passer d’elle pour le jour où elle me quitterait […]. Et moi de mon côté, je lui persuadais que je pouvais très bien me passer d’elle. »

Que l’on pense à la mère du Narrateur, toujours écartelée entre son époux et son fils, et cédant inéluctablement à la cérémonie du baiser du soir. (Dans l’article du Figaro, l’évocation de Jocaste insiste sur ce complexe d’Œdipe tout comme la lecture de François le Champi, récit d’un inceste campagnard.) Pourtant quand Maman passe enfin une nuit dans la chambre de l’enfant, celui-ci n’en éprouve qu’un sentiment de culpabilité et découvre que sa mère peut faire preuve de faiblesse. « J’aurais dû être heureux, je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part. […] » Dans son article « La mort ne dure pas », Michel Schneider écrit : « Maman est toujours ce front penché sur un petit lit, à qui l’enfant cause son premier cheveu blanc […] » Toujours soucieuse de sa santé (« Le seul désir des mères à l’égard de leur fils est que surtout il ne leur arrive rien. »), de ses dépenses excessives, inquiète de ses fréquentations et acceptant, malgré son désaccord, qu’Albertine s’installe dans leur appartement avec lui.

Le sort assigné à la mère du Narrateur dans La Recherche est donc marqué au sceau de l’ambiguïté, entre amour et culpabilité. Et j’ai repensé à l’émission, Les Chemins de la Philosophie, en date du 27 décembre 2012, intitulée « Proust : un peu de temps à l’état pur (3/3), Sodome et Gomorrhe ». Adèle van Reeth y conversait avec Antoine Compagnon. Ce dernier a évoqué le passage où le Narrateur décrit M. de Charlus se dandinant, telle une femem, devant Mme Verdurin ; parlant de son visage, il dit qu’on peut y voir le signe de la profanation de la mère. Et d’ajouter : « Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées ». Un thème que l’on retrouve encore dans la scène de voyeurisme de Montjouvain quand l’amie de Melle Vinteuil crache sur le portrait du musicien. Selon le critique littéraire, ce chapitre auquel le Narrateur ne veut pas s’affronter est un peu le secret de La Recherche. Dans Sodome et Gomorrhe, cette thématique de la mère profanée apparaît un peu plus loin. Alors que le Narrateur a des soupçons sur Albertine, il rentre au petit matin et aperçoit sa mère qu’il confond avec sa grand-mère. La mère est devenue la grand-mère et, alors qu’on pourrait plutôt penser à une sanctification, pour Antoine Compagnon, on voit là le résultat de la profanation.

En effet, dans l’œuvre, tous les personnages ont leur secret, à l’exception de la grand-mère qui est décrite comme un être éminemment moral. Et pourtant elle est très souvent « abîmée » et, cela, dès les premières pages où elle apparaît en victime : ne souffre-t-elle pas quand on fait boire du cognac à son mari ?  De plus, ses vêtements sont souvent décrits comme « crottés », notamment lorsqu’elle se promène sous la pluie dans Du côté de chez Swann.  Son visage dégouline et l’eau marque ses rides.  Et il y a encore le rêve qui fait suite à la mauvaise humeur du Narrateur lorsqu’elle veut se faire photographier par Saint-Loup et que son petit-fils ne comprend pas pourquoi. « Alors je crus me rappeler qu’un peu après sa mort, ma grand-mère m’avait dit en sanglotant d’un air humble, comme une vieille servante chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d’années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les grands-mères n’oublient pas. » On n’oubliera pas non plus la scène où elle subit une attaque dans le petit cabinet des Champs-Elysées et la description qu’en fait  le Narrateur : « Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé. » Sans parler de son agonie, décrite sans concession, même si, sur son lit de mort, elle retrouve « son apparence de jeune fille ». Ainsi, précise Antoine Compagnon, la mère transformée en grand-mère devient elle-même victime. Certes, elle est plus qu’une sainte, mais la sainte est toujours une victime, une martyre.

Il me semble donc que l’article, « Sentiments filiaux d’un parricide », est une sorte de préfiguration du sort qui sera dévolu à la mère et à la grand-mère dans La Recherche. Le meurtre de la mère apparaît comme une métaphore de ce qu’un enfant lui fait subir tout au long de sa vie, et le suicide final serait le châtiment qu’il s’inflige logiquement à la fin de celle-ci.

 

 

 

 

 

 

 

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24 mai 2021 1 24 /05 /mai /2021 15:09

Le balcon du Cercle de la Rue Royale, James Tissot (1866)

Vendredi 21 mai 2021, c’était la 111ème lecture de La Recherche par Alain Lenglet. On y a entendu l’évocation de la mort de Charles Swann par le Narrateur, qui rend unique cette disparition : « La mort de Swann m’avait à l’époque bouleversé. La mort de Swann ! Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d’un simple génitif. J’entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin au service de Swann. » Après avoir rappelé les étapes de sa maladie et l’annonce de la mort de ce « Parisien […] unanimement regretté dans les milieux artistiques et littéraires » dans les « lignes des journaux », le Narrateur mentionne clubs et cercles auxquels appartenait cet homme d’esprit et de goût : le Jockey-Club, « dont il était l’un des membres les plus anciens et les plus écoutés », le Cercle de l’Union, le Cercle Agricole, le Cercle de la rue Royale dont il avait démissionné « depuis peu ». Suivent quelques considérations sur la notoriété des êtres et leur survie dans la mémoire, une réflexion sur le rapport entre la mort et la postérité : « A ce point de vue, si l’on n’est pas « quelqu’un », l’absence de titre connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. »

C’est cependant la fin de ce passage qui est admirable : en effet le Narrateur s’y exprime directement par une « intrusion du narrateur » qui souligne l’immortalité que confère la littérature à un être, devenu personnage de roman. Dans une apostrophe émue, il s’adresse directement à celui qui n’aura jamais écrit sur Vermeer mais qui aura « la chance de durer un peu» parce que lui, le Narrateur, devenu écrivain, l’aura immortalisé dans son roman : « Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann. » Vertigineuse mise en abyme d’un personnage romanesque, inspiré par Charles Haas, lui-même représenté dans le tableau de Tissot, par un Narrateur, du nom de Marcel, en train d’écrire une fresque romanesque dont l’auteur est Marcel Proust. Selon moi ce passage est remarquable par l’émotion qui en émane et par la foi en la puissance de la littérature : une sorte de « tombeau » littéraire qui vient parachever la vie du personnage de Charles Swann.

« Le Cercle de la rue Royale est un tableau du peintre français James Tissot peint en 1866 à Paris. Cette huile sur toile représente douze membres du Cercle de la rue Royale, un club aristocratique parisien créé au début du Second Empire. Âgés pour la plupart d'une trentaine d’années, ces personnages sont issus des familles aristocratiques françaises les plus anciennes, ou d'une noblesse plus récente comme le baron Hottinguer, héritier de la célèbre banque protestante, mais aussi de milieux nouveaux dont le vigoureux développement économique de la France permet alors l'éclosion. Outre le britannique Vansittart, on relève ainsi la présence de Charles Haas, converti d’origine juive que Proust prendra comme modèle pour Swann dans son roman A la Recherche du Temps perdu. Ces jeunes hommes, fine fleur d'un monde impérial qui vit ses derniers feux quand Tissot l'immortalise, seront aussi, par la puissance de leurs relations comme par l’importance de leur fortune, des figures marquantes de la haute société des quatre décennies suivantes, telle que Proust la décrira dans son œuvre » (Wikipédia).

Y sont représentés de gauche à droite :

  1. Alfred de Faÿ de La Tour-Maubourg(1834-1891), marquis de La Tour Maubourg
  2. Alfred du Lau d'Allemans (1833-1919), marquis du Lau d'Allemans
  3. Etienne de Ganay (1833-1903), comte de Ganay
  4. Julien de Rochechouart (1830-1879), comte de Rochechouart
  5. Le capitaine Coleraine Vantissart (1833-1886)
  6. René de Cassagne de Beaufort de Miramon (1835-1882), marquis de Miramon
  7. Rodolphe Hottinguer (1835-1920), baron Hottinguer
  8. Maurice de Ganay (1832-1893), marquis de Ganay (frère aîné du précédent)
  9. Charles Gaston Esmangart de Saint-Maurice (1831-1905), comte de Saint Maurice
  10. Edmond de Polignac (1834-1901), prince de Polignac
  11. Gaston de Galliffet (1830-1909), marquis de Galliffet
  12. Charles Haas (1833-1902). Le seul roturier et le seul juif du groupe, debout à l'extrême-droite du tableau et non entre les trois personnages ci-dessus, comme le dit le Narrateur.

La philosophe Catherine  Malabou propose une belle et subtile analyse de ce tableau : https://youtu.be/4B8Ht1DDHIA

 

 

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18 mai 2021 2 18 /05 /mai /2021 15:42

 

En cherchant un DVD dans ma bibliothèque, j’ai retrouvé celui du spectacle de Jacques Sereys, Du côté de Proust, vu il y a une dizaine d’années. Il avait été créé par Jean-Luc Tardieu et filmé en 2005 au Petit Montparnasse. L’interprétation du sociétaire de la Comédie-Française lui a valu le Molière du comédien en 2006. L’ayant revu avec plaisir, je voudrais en dire quelques mots.

C’est au cours d’un entretien (présent dans les bonus) avec Philippe Jousserand que le comédien s’explique sur la genèse de ce spectacle où il est seul en scène. Ayant rencontré l’écrivain il y a longtemps, il l’a redécouvert plus tardivement en le lisant intégralement dans l’édition Quarto de chez Gallimard, sans notes ni variantes. Tout en reconnaissant la richesse de celles-ci, il considère que cela « retarde » la lecture. « Je n’ai fait que lire Proust », dit-il, parfois sautant des pages, parfois suivant les personnages qui l’intéressaient. S’il ne lisait pas de façon continue, il précise qu’il est toujours revenu sur les passages qu’il avait  « sautés ». Il explique qu’il n’a pas lu La Recherche à haute voix mais que, tout en lisant, il l’ « entendait ». Un mode de lecture pratiqué depuis toujours et hérité d’institutrices qui savaient très bien lire et qui lui ont enseigné la musicalité d’un texte. Il a toujours été « séduit » par cette méthode et habitué à « entendre », à avoir dans l’oreille Vigny, Musset, Daudet. Il dit ailleurs : « Il m’était arrivé, au cours d’une lecture commencée dans le silence, d’élever peu à peu la voix et de découvrir combien les vibrations sonores profitaient aux sinueux méandres de cette fluviale pensée. » Il dira plus tard dans l’interview que Cocteau aussi entendait Proust quand il le lisait.

Jacques Sereys précise à son interlocuteur qu’il n’est pas devenu un « vrai proustien » : « C’est une proposition que je fais et je suis ouvert à d’autres auteurs. » Il ajoute qu’il a lu La Recherche mais rien d’autre de Proust, ni Jean Santeuil ni les Lettres publiées par Kolb, non plus que les ouvrages critiques. C’est de lui-même qu’il s’est donc fait une opinion sur Proust, grâce à son œuvre. Et l’idée de créer un « Seul en scène » sur l’œuvre lui est complètement personnelle : « On ne me souffle rien, ni texte, ni idée ! » C’est donc quelque chose qu’il avait en lui depuis plus de treize ans et qui a mûri très lentement, notamment après avoir vu au théâtre, puis à la télévision (lors de sa captation), Feuillère en scène,  un spectacle qu’il a trouvé magnifique. Après avoir joué dans Le Vent des Peupliers de Gérald Sibleras, pièce créée en 2003 par Jean-Luc Tardieu, Jacques Sereys a dit à ce dernier qu’il souhaitait faire un « Seul en scène », tout en n’ayant pas encore choisi l’auteur. Puis il a recommencé à lire Proust et s’est dit : « Pourquoi pas lui ? »

Il confiera aussi : « Lorsque j’ai commencé à lire La Recherche, il y a plus de cinquante ans, j’avais tout de suite été séduit par la richesse, la surprenante et torturante générosité de ce texte aux prolongements infinis. J’avais été ébloui par la virtuosité de cet auteur, habile à présenter les caractères généraux d’un évènement, puis à en démonter astucieusement tous les rouages, à en décrire les différents lieux, les différents personnages, puis peu à peu à se livrer à une analyse dense, subtile, approfondie de leurs mobiles, de leurs pulsions, de leurs sensations et sentiments. » 

A-t-il réalisé un « savant montage », ainsi que le lui demande Philippe Jousserand ? Et le comédien de répondre qu’il ne le sait pas. Ce qu’il voulait surtout, c’était un fil conducteur : « Au théâtre, il faut qu’on suive, que ce soit rapide. Le spectateur n’a pas le temps de réfléchir, il doit comprendre tout de suite ! » C’est donc cette exigence qui l’a guidé dans le choix des textes. Il s’en est tenu à Un amour de Swann, dont il a choisi les épisodes suivants : Le coucher du soir à Combray, La madeleine, Tante Léonie, Les asperges, Le côté de Combray, Le côté de Guermantes, L’apparition de Gilberte, Le petit noyau des Verdurin, La sonate de Vinteuil, Odette de Crécy : un amour de Swann, Les catleyas. Selon le comédien, les longues phrases « ondulantes » de Proust, d’une grande qualité musicale, ont été écrites pour être dites à haute voix. Le souci de la musicalité de la phrase, les incidentes, les retours en arrière, les réflexions imbriquées dans le continuum de la période, révèlent que « c’est très bien ficelé, très savant et [que] ça demande une respiration particulière ». Tous éléments qui renvoient au travail de l’acteur, technicien de la parole. « Quand j’ai une phrase longue, il faut qu’elle aille jusqu’à sa fin. Si on la coupe, ça ne veut plus rien dire. »

Le comédien souligne encore l’humour et l’ironie de l’écrivain qui confine presque à la méchanceté lorsqu’il met en scène certains personnages. Mais, pour lui, Proust est surtout un grand sensuel. Certes, il ne parle que du temps qui passe ou qui ne passe pas,  mais c’est un temps que l’on ressent, créant de l’étonnement ou de l’ennui. Il l’éprouve comme les parfums, les couleurs. Et de donner, pour conclure l’interview, l’extraordinaire description des asperges : « mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied — encore souillé pourtant du sol de leur plant — par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leur farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. »

Dans un extrait de la Note d’intention de son spectacle, Jacques Sereys explique pourquoi il a choisi le premier tome de La Recherche : « Le premier roman de La Recherche, Du côté de chez Swann, constitue le début de l’histoire. Il contient tous les thèmes importants de l’œuvre ; celui de la mémoire, celui de l’enfance, celui de l’amour. On assiste à l’éveil d’un être, à ses rapports avec ses parents, avec ses amis, avec des domestiques. La plongée dans cette abondante mémoire ressuscite une farandole de personnages savoureux, typiques, cocasses, dont se sert l’auteur pour brosser le tableau d’une société complexe, redoutable et vaine, que le récit à haute voix permet de faire revivre avec ses défauts, ses ridicules, ses finesses, sa malice et sa vulgarité. »

Vêtu sobrement mais élégamment d’un costume marron et d’une chemise blanche, éclairée d’un foulard de soie de la même couleur, le comédien évolue dans un décor constitué par les pages manuscrites de La Recherche et créé par Pierre-Yves Leprince. Selon les épisodes, elles glisseront de jardin à cour, permettant à Jacques Sereys de rapides éclipses. Et c’est un peu comme si l’on feuilletait le livre. La mise en scène, sobre et sans effets, évite l’écueil de la lecture académique immobile. Parfois, Jacques Sereys s’assiéra sur des praticables en bois, disposés çà et là, notamment lors de la scène dans le coupé entre Odette et Swann, quand ce dernier dispose de nouveau le catleya déplacé par un choc de la voiture. Sous une lumière bleutée, et tandis que l’on entend le trot des chevaux, il fait merveille en fermant les yeux : « Vous êtes fou ! Vous voyez bien que cela me plaît », murmure la cocotte. A d’autres moments, il ressuscite avec beaucoup d’humour le salon de la Patronne en mimant son rire si particulier : «  -, Elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau […] plongeant sa figure dans ses mains […], elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée l’eût conduite à l’évanouissement. » Les bruitages nous feront entendre la sonnette annonçant la venue de Swann à Combray, les conversations des convives lors du dîner du soir ou dans le salon des Verdurin. La réalisation sonore de Michel Winogradoff nous transporte encore au temps de Reynaldo Hahn et ponctue musicalement  la succession des épisodes. Le baiser du soir, le parler de Françoise, les ridicules maladifs de tante Léonie, la saveur mémorielle de la madeleine, les « voluptés particulières » de la petite phrase, « secrète, bruissante, divisée », le désamour de Swann nous sont restitués grâce à la palette d’un comédien qui sait passer du rire aux larmes avec une aisance désarmante et une grande justesse de ton. On l’écoute et on se dit que Proust n’est pas difficile, que ses personnages existent et sont vivants. Léger, malicieux, désinvolte, élégant et sensible, Jacques Sereys sert ainsi de la façon la plus accessible la langue de Proust.

 

 

 

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12 mai 2021 3 12 /05 /mai /2021 21:19

Lucie Félix-Faure Goyau par Nadar, 1897

J’ai hérité il y a quelques années du carnet de poésie de ma grand-mère. Née en 1888 et morte en 1976, elle y notait des textes qu’elle aimait et les artistes ou personnalités qu’elle rencontrait lui écrivaient un poème au débotté ou lui faisait un dessin à main levée. C’est ainsi qu’on y découvre le sculpteur Pompon, les poètes François Coppée, Charles Le Goffic, Jules Mousseron, la comtesse de Galard-Béarn, l’archiviste et dramaturge Frantz Funck-Brentano, le poète et journaliste André Mabille de Poncheville, l’historien Louis Madelin, le peintre et graveur Maurice Ruffin, l’essayiste et romancier Antoine Rédier, la comédienne Béatrix Dussane et même le maréchal Foch.

Le 30 novembre 1923, la sœur de ma grand-mère, Madeleine, a recopié sur le carnet une citation (photo ci-dessous), de Lucie Félix-Faure Goyau.

« Orienter sa vie, tout est là. Le joli mot qu’orienter ! Il exprime la direction vers la lumière. En ses syllabes, il flotte de l’Amour. Orientons nos vies, orientons nos âmes. Que la lumière pénètre en nous ! »

Née en 1866 et morte en 1913, Lucie-Rose-Séraphine-Elise Félix-Faure Goyau est la fille du président Félix Faure avec qui elle voyagera. Elle l’accompagnera en Afrique du Nord (1886) et en Egypte (1894).  Elle et sa sœur cadette, Antoinette, sont des amies de jeunesse de Marcel Proust, Adrien Proust étant lié avec leur père. Marcel et ses deux amies jouaient ensemble le jeudi après-midi dans les jardins des Champs-Elysées. Le 1er juin 1886, Marcel inscrit ses goûts dans l’Album anglais d’Antoinette. C’est ainsi que celle-ci soumit au jeune Proust le questionnaire connu désormais sous le nom de l’écrivain.

Dans son ouvrage, Les femmes chez Proust (1971, Jeanine Huas explique les conditions des promenades du jeune Marcel aux Champs-Elysées. Les intermittences de sa scolarité favorisant les promenades, on le rencontre « enveloppé, emmitouflé jusqu’aux oreilles et, les jours de gel, réchauffant ses doigts avec des pommes de terre brûlantes ». Parfois, il sort après la classe qui se termine à trois heures, et le jeudi après-midi. Accompagné d’une domestique, Augustine, il marche vers le parc Monceau ou les Champs-Elysées : « Il rejoint les camarades de Condorcet et quelques toutes jeunes filles au « point de ralliement » : un massif de lauriers, près de la fontaine Wallace, entre les Ambassadeurs et l’Alcazar d’été. » Ses amis sont de futurs écrivains ou hommes politiques : Robert Dreyfus, Louis de la Salle, Jean de Tinan, Daniel Halévy,  Léon Brunschvieg (futur éditeur des Pensées de Pascal), Maurice Herbette qui sera ambassadeur et Paul Bénazet, député.

Aux côtés des deux filles de Félix Faure, Marcel rencontre Gabrielle Schwartz et une certaine Blanche au « visage angélique, espiègle et résigné ». Il tente de les séduire avec « d’interminables tirades empruntées à Hugo, Musset, Baudelaire et surtout Leconte de Lisle ». Il apprécie surtout Antoinette Faure, son aînée d’un an. : « Ils discutent le long des pelouses que protège une guipure de fer. Autour de la fontaine où une nymphe ordonne sa longue tresse de bronze, il parle théâtre, cite Sarah Bernhardt et Mounet-Sully. Etrange couple que cette jeune fille, avec ombrelle et chapeau, attentive aux discours d’un adolescent qui, sous son canotier rayé, lui arrive à l’épaule ! Il obéit toujours à ce regard gris qu’ombrent des cils immenses. « Vous les avez vus, dites, madame, les cils d’Antoinette ? » demande-t-il à Gyp, un éclair dans ses yeux sombres. » Quand Marcel va avec sa mère chez Mme Faure, il lit ses poèmes favoris. Puis il demande à Antoinette : « Avez-vous aimé cela ? » Quant à celle-ci, elle lui apprend à faire des caramels… Marcel a seize ans lorsqu’il lui écrit : « Croiriez-vous que Maman m’a déchiré une lettre pour vous. L’écriture était trop mauvaise… » (Choix de lettres, publié par Philip Kolb). Et quand Antoinette ne vient pas, Marcel est mélancolique. Tout s’éclairera pour lui quand Marie de Bénardaky et sa sœur Nelly se joindront à la « petite bande ».

Par ailleurs, il paraît qu’il fut même question d’un mariage entre Lucie et Marcel ; le scandale causé par la mort de Félix Faure empêcha ce projet. Après avoir épousé l’historien et critique, spécialiste de l’histoire religieuse, Georges Goyau, en 1903, en l’église Saint-Honoré-d’Eylau, elle publiera un certain nombre d’ouvrages d’inspiration catholique sous le nom de plume de Lucie Félix-Faure Goyau et tiendra un salon. Femme d’une grande culture, elle fut aussi jurée du premier prix Femina et écrivit une biographie d’Eugénie de Guérin. *

Quand Proust meurt, Ghislain de Diesbach rapporte qu’« entre ses mains, Céleste avait voulu mettre le chapelet que Lucie Faure lui avait jadis rapporté d’un pèlerinage à Jérusalem, mais Robert Proust s’y était opposé ». Dans le Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, les Enthoven, sous l’entrée « Chapelet », évoquent cet événement : « Un chapelet entre les mains froides de Marcel ? Avec, en prime, une médaille de Jérusalem ? Tout cela plairait bien à Céleste – Mais Robert et Reynaldo sont de retour [après avoir quitté la pièce]. Que faites-vous chère Céleste ? Un chapelet ? Mais vous n’y songez pas… Marcel n’était pas croyant, vous le savez bien… Ils ont raison : Marcel n’avait pas de religion, sinon la littérature. Et ne suivait aucun rite, sinon celui d’écrire, et d’écrire encore… » C’est un bouquet de violettes qui aurait remplacé le chapelet.

En avril 2017, quatre lettres autographes, signées Marcel Proust, adressées à Lucie Faure pour l’une d’entre elles et à son mari pour les trois autres, ont été vendues pour la somme de 12 880 euros. Dans sa lettre à Lucie Faure, Marcel Proust remercie sa correspondante de l’envoi des Prières et Méditations inédites d’Ernest Hello. Tirées des cahiers intimes d’Hello et préfacées par la fille de Félix Faure, elles ont paru en 1911. Voici les termes de cette lettre, qui exprime l’extrême courtoisie et la sensibilité fine dont Proust faisait montre à l’égard de ses amis :

« Madame,  

Votre envoi m’a infiniment touché. Petit livre, grand livre, que je lis, que je prie. J’aime les prières. J’aime la Préface. Avec vous aussi, quoi que vous écriviez, on est toujours sûr que l’Océan n’est pas loin, le grand flot, cet océan qui recouvre la prairie, cet infini où Hello trouve avec un peu trop de subtilité que c’est trop de 2 syllabes accordées à finir dans un mot qui prétend signifier l’Infini. Cela m’a rappelé Brunetière : « Il s’en faut de la pause d’un a. »

Je me sens si près d’esprit et de cœur de Monsieur Goyau et de vous, je pense tant à vous, avec tellement d’affection et suis triste que la vie qui m’est si difficile nous sépare. J’espère en des jours meilleurs.

Cette année fut pire que les autres. Mais bientôt peut-être je pourrai vous voir […] »

En effet, 1911 est l’année durant laquelle Proust travaille à mettre au point son roman dont il a conçu le plan et le titre. Mais à partir du 11 juillet, à Cabourg, il dit  « renoncer à faire son livre par maladie sans cesse aggravée ». Mi-octobre, de retour à Cabourg, il précise qu’il n’a « pas pu aller une fois dehors, que pour venir de la gare et y retourner (en trois mois ! »

Les trois lettres suivantes sont adressées à Georges Goyau. Elles évoquent la maladie de Lucie Faure et sa disparition, le 22 juin 1913.

Je remercie donc ma grand-mère qui, par le biais de son carnet de poésie, m’a permis de faire la connaissance de cette amie d’enfance de Marcel Proust.

* https://ex-libris.over-blog.com/article-l-orient-d-eugenie-de-guerin-53271769.html

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10 mai 2021 1 10 /05 /mai /2021 16:28

Dans Sodome et Gomorrhe, au chapitre I, un passage est consacré à « la race des hommes-femmes ». Le Narrateur y évoque la malédiction qui pèse sur elle (p. 615) et ce qu’il appelle sa « franc-maçonnerie ». Toute cette description s’inscrit dans une longue phrase, qui va du bas de la page 615 au haut de la page 618 dans mon édition de la Bibliothèque de La Pléiade, (Texte établi et présenté par Pierre Clarac et André Ferré, 1966). Ce faisant, Proust bat Victor Hugo qui, dans Les Misérables, a longtemps été le champion de la plus longue phrase, sa phrase la plus ample contenant 823 mots. Dans leur ouvrage, Notre grammaire est sexy, Laure de Chantal et Xavier Mauduit commentent ainsi cette longue période : « Proust comparait sa phrase à une cathédrale et, de fait, sa phrase en est une, exubérante et inachevée comme la Sagrada Familia. Pour tous ceux qui peineraient à trouver le sujet grammatical de la phrase, pas d’inquiétude : il est inexprimé, omniprésent et secret, refoulé grammaticalement comme l’homosexualité dans la société que dépeint Proust  avec amertume. Depuis le record de la phrase la plus longue a été battu à plusieurs reprises, dont plus récemment, en 2008, par Mathias Enard dans une Zone de 500 pages et une seule phrase. »

Certains rétorqueront qu’il existe aussi des phrases courtes dans La Recherche, qu’il est aisé de découvrir. En général, les phrases de Proust font environ entre 38 et 43 mots contre une vingtaine en moyenne chez les autres écrivains et notamment 20 chez André Gide. Pour ceux de la collection Harlequin, on évoque 13 mots ! Cependant, nombreux sont ceux qui sont rebutés par la phrase de l’écrivain, la qualifiant de multiples épithètes péjoratives : « Complexe, compliquée, interminable ou encore dédale, labyrinthe, monstre ». Une complexité que Proust lui-même se reproche dans une « Lettre à Paul Souday ». Il y évoque en effet «  des phrases trop longues, des phrases trop sinueusement attachées aux méandres de [sa] pensée. » Il est clair, cependant, qu’au terme de ses longues périodes, l’écrivain se retrouve toujours et ne perd pas le fil de sa pensée. De plus, on ne trouve pas chez Proust de difficulté lexicale particulière puisque ses mots, à quelques expressions près (une petite trentaine au plus, sur les 1 500 000 que compte La Recherche) sont les mots du quotidien et de tout le monde.

C’est ainsi que  j’aimerais m’attarder sur cette longue phrase qui ferait 856 mots, Open Office en comptabilisant 847. Dans la première partie du tome Du côté de chez Swann, Marcel Proust avait déjà rédigé une longue phrase de 518 mots. Elle se situe dans le chapitre "Combray" et commence à : " Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre des chambres que j'avais habitées dans ma vie, [...] et s'achève par : " [...] et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. " Elle a inspiré à Pérec Espèces d'Espaces.  Dans Comment Proust peut changer votre vie, Alain de Botton s’amuse avec cette dimension extraordinaire : « La plus longue couvrirait près de 4 mètres dans une taille de caractères normale et s’enroulerait dix-sept fois autour de la base d’une bouteille de vin. » Un article de L’Eveil de la Haute-Loire, en date du 23/05/2017, mentionne que la plasticienne Pascale Evrard a inscrit au pochoir, en écrivant lettre à lettre une phrase proustienne de 485 mots et 2 365 signes, déroulée le long des rues. Elle s’explique ainsi sur sa démarche : « C'est un éloge du temps perdu, du temps qui passe, en s'inspirant de la conscience française. Même s'il fait bien chaud ce lundi, je m'amuse. La façon de diriger la phrase, le marquage que je fais… Puis des hasards font que je tombe sur certains éléments déjà existants dans la rue, qui correspondent plus ou moins aux mots juxtaposés de ce mythique extrait d'À La Recherche du temps perdu. » Deux exemples ludiques qui révèlent l’intérêt et la curiosité que suscite la longueur de la phrase chez Proust.

Dans une interview, réalisée en 1962 par Pierre-André Boutang, Paul Morand se remémore sa rencontre avec Proust en août 1915. Après l’avoir décrit comme un « personnage de 1905 », avec sa pelisse « miteuse et râpée », il explique que « sa phrase écrite ressemblait étonnamment à sa phrase parlée ». Il la définit comme « une phrase chantante, extrêmement longue, qui ne finissait jamais, pleine d’incidentes, d’objections qu’on ne songeait pas à formuler mais qu’il formulait lui-même ». Il poursuit : « Elle ressemblait à une route de montagne qu’on gravissait sans jamais arriver au sommet, [avec] beaucoup d’incidentes qui soutenaient la phrase, comme des espèces de ballonnets d’oxygène, et qui l’empêchaient de retomber, pleine d’arguties, d’arborescences, tout ça très fluide, très doux et en même temps très viril. » Dans son article « La modestie de Proust », Pierre Vadeboncœur (Collectif Liberté, 1982), conforte cette opinion : « Quand il [Proust) écrit, il est, de ce point de vue, comme quelqu’un qui parle. […] Quand on parle, on n’emprunte pas, règle générale, un ordre, et le discours qui commence comme il peut, finit comme il commence, se faisant à mesure. » Et il poursuit : « Le texte, en dépit de son opulence, ne se donne pas lui-même à montrer. On n’y remarque pas d’effets de phrases, malgré l’usage d’un appareil capable de tous les effets. » Et c’est ce qui lui fait dire que Proust est un « cueilleur de réel ».

Etienne Brunet, dans son ouvrage, La phrase de Proust. Longueur et Rythme, a très précisément analysé celle-ci. Il explique que cette impression d’étirement est sans doute renforcée par l’emploi des « signes faibles », comme la virgule, qui atteignent ou dépassent plus de 50% des signes. De plus, nous dit-il, Proust ne manifestait que peu d’intérêt pour la ponctuation. Et les éditeurs ont souvent « dû en rétablir le minimum essentiel pour l’intelligibilité du texte ». Par ailleurs, dans sa Correspondance, l’auteur exprime la volonté de « présenter des blocs de textes, compacts, en évitant les trous, les blancs, les alinéas et même les fins de phrases ». Certes, le lecteur doit s’obliger à entrer dans ce style proustien, fait d’enchâssements, parfois multiples, en manière de " poupées russes ", mais assez répétitifs. Quand il a adopté ce rythme, il découvre alors que tous ces éléments n’interdisent nullement à la phrase d’être dynamique.

Pour en revenir plus précisément à la longue phrase des pages 615 à 618, elle se situe après la découverte par le Narrateur de l’homosexualité du baron de Charlus et de Jupien : « De plus – dit-il -  je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! » Moment capital qui permet au Narrateur de brosser le portrait de cette « race sur qui pèse une malédiction ». Certes, la plus longue phrase de l’œuvre commence à « Sans honneur que précaire » et s’achève par « de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice », entre deux points donc.  Mais, en fait, toute la description de cette « franc-maçonnerie » débute ainsi page 614 : « Il [M. de Charlus] appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, […] » Jeanne Bem, dans son article « Le juif et l’homosexuel dans A la Recherche du temps perdu » (1980, Persée), fait remarquer l’absence de tout verbe principal, à l’exception de l’incipit (« Il appartenait… »). Elle en souligne les principaux jalons, marqués par des points-virgules : « Il appartenait à la race de ces êtres […] Race sur qui pèse […] fils sans mère […] amis sans amitiés […] (mais peut-on) […] Enfin […] amants à qui […] Sans honneur que précaire […] exclus même […] se fuyant les uns les autres […] mais aussi rassemblés […] formant une franc-maçonnerie […] tous obligés à […] (car dans cette vie) […] partie réprouvée […] comptant des adhérents […] jusque-là obligés de cacher leur vie […] ».

S’étonnera-t-on que la plus longue période de l’œuvre traite du thème de l’homosexualité au cœur même de La Recherche, dont la majorité des personnages sont homosexuels ou soupçonnés de l’être ? A l’exception du Narrateur ! Même Charles Swann, modèle d’hétérosexuel, est suspecté d’inversion par le baron de Charlus : « Je ne dis pas qu’autrefois, au collège, une fois par hasard […] dans ce temps-là, [Swann] avait un teint de pêche et […] était joli comme les amours… » Luc Fraisse, commentant les neuf nouvelles retrouvées de Marcel Proust, écrit : « Beaucoup de personnages à la fin de À la Recherche du temps perdu se révéleront avoir été homosexuels, complets ou épisodiques, sauf le héros et narrateur, qui ne porte pas de nom. Proust a eu beau répéter que ce personnage n’était pas lui, bien qu’il parle à la première personne, on voit qu’il se sent impliqué puisque le héros est presque le seul qui soit exonéré de soupçon d’homosexualité. » Masque d’un écrivain que le conformisme moral de ce début du XXe siècle contraint à dissimuler son inversion. On sait que l’écrivain s’est longtemps refusé à afficher cette homosexualité, et on se rappelle son duel avec Jean Lorrain, le 6 février 1897, dont une des causes est l’allusion à ses amours avec Lucien Daudet. Dans Le Journal, Lorrain avait écrit avec perfidie : « Daudet préfacera sûrement le prochain livre de Monsieur Proust parce qu’il ne peut rien refuser à son fils Lucien. » Si ce secret sur sa vraie nature, Proust le garda longtemps, surtout pour ne pas peiner sa mère, elle est bien présente dans l’œuvre : « La prise de conscience [de cette orientation sexuelle] est vécue sur le mode exclusivement tragique comme une malédiction. »

Dans ce long passage des pages 615 à 618, c’est en effet une vision sombre et pessimiste de l’homosexualité qui apparaît, à l’encontre de celle d’André Gide qui en a une conception plus joyeuse. L’auteur des Nourritures terrestres reprocha d’ailleurs à Proust cette conception tragique, lui qui prône une « pédophilie juvénile et souriante ». Dans la longue phrase dont il est question, on est frappé par l’emploi récurrent d’un champ lexical péjoratif pour qualifier l’homosexualité : « crime » (2 occurrences), « tares », « maladie inguérissable », « vice » (4 occurrences), « partie réprouvée de la collectivité humaine». On comprend cependant qu’il ne s’agit pas de la conception du Narrateur mais bien plutôt de celle de la société. Evoquant le fait que Socrate « en était », il souligne qu’« il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme » et que « l’opprobre (2 occurrences) seul fait le crime ». Il précise aussi que « leur vice, ou ce que l’on nomme improprement ainsi » soumet « les invertis » à une « contrainte sociale légère auprès de « la contrainte intérieure ». Selon le Narrateur, le terme « vice » n’a donc pas lieu d’être. « L’homosexualité, aussi bien que la judéité, n’est un problème qu’à cause des sarcasmes et des propos discriminatoires qu’elle suscite. »

Cette exclusion, cet « ostracisme », conduit les homosexuels à être des « exclus », à se considérer comme « victimes » d’une « persécution », à être contraints au « secret » (3 occurrences). Ils sont en effet « tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas ». Ils forment ainsi « une franc-maçonnerie, bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître aussitôt se reconnaissent à  des signes naturels ou de conventions involontaires ou voulus ». Semblables et nombreux (comme dans La Recherche), ils se reconnaissent aisément : le « mendiant dans le grand seigneur », le « père dans le fiancé de sa fille », tout un chacun « dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat ». « Ambassadeur », « forçat », « apache », cette coterie se retrouve « partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône »… Saint-Loup, le militaire, fréquente le claque de Jupien, où le baron de Charlus se fait flageller par un « apache ». Toutes les classes sociales y comptent des « adhérents ». On y trouve les grands seigneurs que sont le duc de Châtellerault, le prince de Foix et son fils, le prince de Guermantes et bien d’autres ; les hommes du peuple, Jupien le giletier, Aimé, le maître d’hôtel de Balbec, Théodore, le frère de la femme de chambre de la baronne Putbus, sans compter les femmes : Albertine, la fille de Vinteuil et son amie, Andrée, la cousine de Bloch et son amie Léa, et même Gilberte… lesquelles présentent souvent des caractéristiques masculines. Je pense, notamment, à un passage où le cou d’Albertine est décrit comme trapu ou épais, ceci dans mon souvenir.

Cette obligation au secret entraîne mensonge et hypocrisie. En effet, même au sein de leur groupe, les homosexuels se mentent, mentent à autrui, deviennent experts en dissimulation, le baron de Charlus en étant l’exemple parfait. « Se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leurs sont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant de leurs complaisances », ils démasquent volontiers leurs semblables, « moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser ». L’homosexuel pratique encore la provocation, en s’introduisant dans l’intimité de « l’autre race », en « jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas le sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ». On voit ici, avec la violence de la métaphore, combien les homosexuels doivent se maîtriser sans cesse afin d’éviter le scandale qui les menace en permanence.

Ce passage de la longue phrase est remarquable surtout par les comparaisons établies par le Narrateur. La première renvoie à Oscar Wilde. Il évoque en effet « le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête ». On connaît le sort malheureux de l’écrivain anglais. Après avoir été accusé par le marquis de Queensberry d’avoir débauché son fils Alfred dit Bosie, et avoir été traité « as a somdomite » (avec une faute d’orthographe !), le dandy anglais est condamné, à deux ans de « hard labour » à purger à la prison de Reading. Le dramaturge doit vendre ses droits et livrer ses biens à une vente anarchique ; sa femme Constance, chassée de Londres par le scandale, s’exile avec ses deux fils et est contrainte de changer de nom. Le dramaturge mourra misérablement à Paris.

La seconde comparaison qui irrigue la première grande moitié du texte est celle qui assimile l’homosexuel à un Juif, le second étant toujours le comparant. C’est le thème de l’exclusion qui en est à l’origine : « exclus, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus […]. Il faut y associer le mot « race », qui revient sept fois dans l’ensemble du passage : « comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées) ». Ils présentent « les caractères physiques et moraux d’une race, parfois beaux, mais souvent affreux ». Il est encore question d’une persécution « semblable à celle d’Israël », de ceux qui sont « mieux assimilés à la race adverse », les hétérosexuels, de ceux qui nient « qu’ils soient une race (dont le nom est la plus grande injure) ». Ils ont enfin plaisir à rappeler que " Socrate était l’un deux, comme les Israélites disent de Jésus qu’il était juif ». Le titre provocateur du quatrième tome de La Recherche, Sodome et Gomorrhe, révèle combien l’homosexualité est rattachée, selon Proust, à l’Ancien Testament. Si les homosexuels regrettent Sodome et leur « paradis perdu », ils sont comme eux victimes de la malédiction divine qui frappa leur ville. Ils sont ainsi ceux qui vont « tournant la meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mourront chacun de son côté ; » On se rappelle que Samson fut descendu lié et aveugle dans une fosse et condamné à tourner la meule comme un âne. Mais, d’une certaine manière, en regrettant ces temps anciens où la sodomie était admise et pratiquée, ses tenant avouent secrètement leurs origines juives. Il en va de même pour Proust qui, bien que juif par sa mère, et homosexuel, eut toujours du mal avec sa judéité et son inversion. A travers cette longue description, Proust use d’une manière détournée pour avouer ces deux constituants essentiels de sa personnalité. Le Narrateur se met à distance avec la 3e personne du pluriel, mais le lecteur n’est pas dupe. Luc Fraisse va dans ce sens : « Il [Proust] se livre à un véritable jeu de pistes avec le lecteur en faisant de nombreux sous-entendus. […] Son homosexualité, elle sert aussi de tremplin, souvent, à une réflexion esthétique, comment le sujet vit son homosexualité, quel est le rapport entre ce qu’il essaye de cacher et ce que les autres devinent. Il est certain qu’il y avait là un facteur d’investigation psychologique extrêmement fine. » 

Ainsi, le thème homosexuel et le thème juif sont bien  intimement liés dans l’œuvre. Le second étant incarné par Nissim Bernard, Bloch et Swann et il prend plusieurs visages. Si Charles Swann retrouve à la fin de sa vie sa tête de « vieil Hébreu », Albert Bloch, quant à lui, renie sa « race » en prenant le nom de Jacques du Rozier dans Le Temps retrouvé. Quant au Narrateur, souvent « coincé » […] entre son snobisme et son dreyfusisme », ainsi que l’écrit Elisheva Rosen en 1995, il a souvent bien du mal à prendre parti clairement pour son coréligionnaire.

De cette longue phrase, il y aurait encore bien des choses à dire, notamment des incises entre parenthèses, au nombre de six dans l’extrait, dont une entre tirets. Ajoutant une précision, une reformulation, l’incidente fait avancer la phrase qui progresse selon son « bourgeonnement intime », ainsi que le précise Julien Gracq. La seconde incise, fondée sur une accumulation, me semble particulièrement intéressante. Le miroir social qui ne les [les homosexuels] flatte plus « leur fait comprendre que ce qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, mais d’une maladie inguérissable ». Phrase terrible qui dévalorise – sans aucun espoir - tous les dons artistiques et goûts raffinés des homosexuels pour les faire dépendre de ce qui ne serait qu’« une maladie inguérissable ».

Cette très longue phrase – que j’ai essayé de « décortiquer » - m’apparaît comme un passage-clé de La Recherche. Proposant une vision tragique de l’homosexualité, évoquant en filigrane la judéité et l’inversion de l’auteur, elle insiste sur la dissimulation et le mensonge, qui sont l’apanage de nombreux personnages de l’œuvre. Ces deux défauts ne sont-ils pas « l’instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé », ainsi qu’il est dit dans Le côté de Guermantes.

 

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4 mai 2021 2 04 /05 /mai /2021 12:31

 

Vendredi 30 avril 2021, c’était la 99e lecture par la Comédie-Française de La Recherche. Dans Sodome et Gomorrhe, Pierre-Louis Calixte a lu les épisodes du duel avorté de Charlus et de l’échec de la séance de voyeurisme, organisée par Jupien dans la maison de femmes de Maineville, afin que le baron surprenne Morel en compagnie du prince de Guermantes.

A la fin de ce passage, on trouve la phrase suivante : « Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment. » Si j’avais rencontré celle-ci dans la copie d’un de mes élèves de Première, j’en aurais sans doute souligné de rouge la fin, en signifiant « anacoluthe » dans la marge. On sait que l’anacoluthe est une rupture dans la construction syntaxique d’une phrase ; elle consiste donc en une forme particulière d’ellipse d’un élément demandé par les normes de la symétrie syntaxique, mais jugé non indispensable au sens. La fin de la phrase signifie  que M. de Charlus n’aurait jamais pu imaginer « de quelle manière, par quel moyen », il fut protégé d’une infidélité de Morel.

L’emploi de l’adverbe « comment » qui achève la phrase  apparaît ici comme une formulation inattendue mais particulièrement puissante dans sa brièveté, son effet stylistique et son ironie. En effet, grâce aux subterfuges choisis pour induire le baron en erreur (Morel étant censé parler de sa vie de régiment avec trois dames et le prince de Guermantes étant rapidement exfiltré), la scène, pleine de rebondissements, s’apparente à du vaudeville. « On est dans du Feydeau » comme le dit excellemment Richard Ferry dans un commentaire de la lecture de Pierre-Louis Calixte.

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 17:03

(Dessin publié par la Société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray)

En ce 1er mai où le muguet est roi, j’en ai recherché la trace chez Proust.

J’ai trouvé ces deux brins de muguet dessinés par Madeleine Lemaire (1845-1928), comme illustration pour Les Plaisirs et les Jours. Elle fut un peintre de natures mortes et de fleurs et tint un salon mondain, 31, rue du Monceau. Elle est l’un des modèles de Madame Verdurin dans La Recherche.

Par ailleurs, on sait combien la plume de Proust était féconde en comparaisons et métaphores végétales. C’est dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs que l’on découvre un lien avec le muguet. Alors que le Narrateur visite l’atelier d’Elstir à Balbec, il découvre un portrait que le peintre cache à sa propre épouse. Il représente une femme travestie en homme qu’Elstir a peinte à Nice en 1872. Cette aquarelle, intitulée Miss Sacripant,  permettra au Narrateur de découvrir certains aspects du passé d’Odette de Crécy. Le costume du modèle est ainsi décrit : « L’habillement de la femme l’entourait d’une manière qui avait un charme indépendant, fraternel, et comme si les œuvres de l’industrie pouvaient rivaliser de charme avec les merveilles de la nature, aussi délicates, aussi savoureuses au toucher du regard, aussi fraîchement peintes que la fourrure d’une chatte, les pétales d’un œillet, les plumes d’une colombe. La blancheur du plastron, d’une finesse de grésil et dont le frivole plissage avait des clochettes comme celles du muguet, s’étoilait des clairs reflets de la chambre, aigus eux-mêmes et finement nuancés comme des bouquets de fleurs qui auraient broché le linge. » On admire ici le choix des termes qui créent une impression de légèreté et de finesse, puisque le tissu s’apparente à « des bouquets de fleurs ».

Cette figure travestie fut inspirée à Proust par une photo que possédait son père, Adrien Proust. Elle était dédicacée ainsi au bon docteur, lequel n’était pas un modèle de conjugalité : « À mon bon ami Mr le docteur Proust. Souvenir sincère et bien affectueux de Marie van Zandt. Le 23 8bre 1881 » (Source : Sotheby’s, Livres et Manuscrits, 31 May 2026).

[Hansen & Weller]. Marie Van Zandt, travestie. Tirage albuminé d'époque.

Format cabinet (183 x 90 mm), contrecollée sur un carton fort au nom du photographe. Timbre sec "Eneret" (?).

 

 

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 14:28

Proust enfant (Auteur inconnu)

Dans l’ouvrage (1999) publié à l’occasion de l’exposition  Marcel Proust, L’écriture et les arts, page 282, on peut lire : « Le 02 avril 1879, à l’âge de huit ans, dans sa première lettre connue, Marcel Proust écrit à son grand-père : « Pardonne-moi de mon péché car j’ai moin mangé qu’a l’ordinaire j’ai pleuré pendant un cardeur apré cela j’était en sanglot » [sic] Corr., XXI, 539. 

Dans ces quelques lignes enfantines, on  trouve déjà cette hypersensibilité et un sentiment de culpabilité dont l’écrivain ne se départira pas. Il les confirmera en répondant au fameux questionnaire : « What I hate the most Ce que je déteste par-dessus tout : Ce qu’il y a de mal en moi. » (Réponses de Proust vers 1890, l’année de ses 19 ans, à l’époque de son volontariat d’un an au 76e  régiment d’infanterie à Orléans.)

Fabrice Midal écrit dans Le Temps : « Celui qu’on qualifie aussi de nerveux ou d’écorché vif a les antennes si déployées qu’il est souvent submergé par les émotions. » Mais en même temps : «  Proust l’hypersensible nous a enseigné à donner des couleurs à la grisaille, à transformer  notre souffrance en art et à nommer avec précision ce qu’on éprouve pour le rendre vivant. »  

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 08:21


"Non! jamais je n’ai vu de mortel, homme ou femme, à toi pareil ; et devant toi, je me sens plein de révérence. Je n’ai rien vu de tel qu’à Délos, autrefois, près l’autel d’Apollon, le tronc droit d’un jeune palmier : car je fus là aussi, tout un peuple m’accompagnait sur cette route où je devais trouver tant de soucis... Comme alors, devant lui, je demeurai longtemps dans la stupeur, car jamais un tel fût n’était monté de terre, de même, femme, je t’admire avec stupeur, je crains infiniment de toucher tes genoux." Homère, Odyssée, Chant VI, 117-169, Traduction par Philippe Jaccottet, 1982.

Ô mes palmiers de Chine

Dans la verdure d’avril

Avec vos grappes noires

Vos floraisons tressées

Vos stipes chevelus

Ulysse revenu

Des Enfers souterrains

Pourrait vous désirer

Ressusciter en vous

Les fantômes aimés

De sa Nausicaa

 

Rou, le 30 avril 2021

 

 

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29 avril 2021 4 29 /04 /avril /2021 21:45

 

« Pour faire un bon film, vous avez besoin de trois choses - le script, le script et le script » affirmait Hitchcock, tant il est vrai qu’un film réussi repose sur un scénario qui tient la route. Dans cette perspective, j’aimerais faire part du passionnant entretien que Gilles Taurand, le scénariste du film Le Temps retrouvé, de Raoul Ruiz, a accordé à Philippe Piazzo, en mars 2016. Cette interview, intitulée « L’homme qui adapta Proust », trouve sa place dans le DVD BlaqOut des compléments au long métrage et elle m’a vivement intéressée.

C’est en décembre 1997 que Gilles Taurand est sollicité par Paulo Branco, producteur et ami de Raoul Ruiz, pour être le scénariste de l’adaptation de Proust par le réalisateur franco-chilien. Ayant vu Les Voleurs de Téchiné, le cinéaste souhaite faire appel à lui. Au cours d’une première rencontre en janvier 1998, le scénariste comprend que le réalisateur veut présenter son film à Cannes en mai avec Catherine Deneuve comme « locomotive » et que le temps est compté. Il a donc quatre mois « pour adapter l’inadaptable ». N’est-ce pas une folie ?

Gilles Taurand se rappelle qu’il était intimidé lors de ce premier rendez-vous avec Raoul Ruiz qui parlait à voix basse. Un carnet de croquis à la main, le réalisateur lui explique que le film pourrait débuter à Tansonville : le clocher du village, les oiseaux sortiraient du papier peint tandis que bougeraient les arbres… Le scénariste comprend très vite que Ruiz a privilégié la mise en scène, l’image, et que c’est à lui de se débrouiller avec le texte. Il s’en explique : « Il fallait que je cherche dans la phrase proustienne ce qui était par essence cinématographique, des couloirs secrets qui me permettraient de circuler du volume du Temps retrouvé aux autres volumes. » Le vertige le saisit : comment y parvenir ?

De plus, dans la presse circule déjà la nouvelle qu’on va adapter Proust, ce qui donne lieu à une levée de boucliers. Dans Le Monde de l’Education, Angelo Rinaldi décrète que la phrase proustienne est par définition inadaptable, contrairement à celle de Flaubert, Balzac ou Maupassant. Non, il ne faut surtout pas toucher à Proust !

Pour fuir cette pression, Gilles Taurand se met donc « en hibernation ». Il cherche avec persévérance comment « se débrouiller de cet oracle du Sphinx » qui lui enjoint de chercher dans la phrase proustienne des passages secrets permettant la circulation des souvenirs – tout en ayant bien conscience que Proust – comme Baudelaire qui n’aimait pas la photographie – était très réticent envers les nouveau cinématographe. Il prend conscience que, sur une séquence précise, Proust avait une maîtrise étonnante de cette circulation dans le temps, faisant en sorte que, dans une même unité temporelle, celle de la guerre de 14, il puisse à la fois plonger dans le passé et circuler dans le futur avec une aisance, une maîtrise et une liberté stupéfiantes. Il propose ainsi trois portraits très contrastés d’un Robert de Saint-Loup cynique et détaché au début, puis engagé dans la Grande guerre et s’y comportant en héros, et enfin perdant sa croix de guerre dans le bordel de Jupien. Ces différentes facettes créent une circulation dont il était possible d’espérer un équivalent cinématographique.

Lorsque Gilles Taurand se met au travail, Raoul Ruiz le prévient avec humour : « Toutes les trente pages, je ramasserai les copies ! » Cependant, il ne fallait pas laisser le réalisateur partir dans tous les sens avec son côté Méliès ; il importait « que le scénario soit un cadre mais qu’il puisse y trouver son compte ». Raoul Ruiz lui disant que ses premières pages lui donnaient des idées, le scénariste s’est « plongé avec une délectation, dont [il] garde encore la nostalgie, dans l’édition de La Pléiade par Jean-Yves Tadié ». Selon lui, elle est « éminemment intéressante et praticable pour qui veut adapter Proust, parce qu’elle contient des dialogues absents de La Recherche et qui [lui] ont beaucoup servi ». Les compléments d’informations lui ont permis de trouver ce que Ruiz appelle des « dérapages ». C’est-à-dire qu’à partir d’une même scène, on peut reculer ou avancer dans les différentes facettes d’un personnage. Taurand s’est aussi autorisé à inventer des événements qui ne sont pas dans La Recherche comme, par exemple, l’enterrement de Saint-Loup qui lui a donné l’occasion de réunir de nombreux personnages. A partir du moment où il n’a pas craint d’inventer ce genre de choses, la suite lui a semblé beaucoup plus facile. Selon le scénariste, il y avait en effet des raisons d’être intimidé par le monument qu’est La Recherche et par les spécialistes de Proust, qui allaient l’ « attendre au tournant ».

Après l’écriture de l’adaptation, Raoul Ruiz a adressé à Gilles Taurand quatre-vingt-dix pages de notes de mise en scène, tout en lui précisant : « Tu en fais ce que tu veux ! » Il lui laissait ainsi la liberté d’intégrer ou pas ses propositions, tout en veillant à ce que ce ne soit pas un film trop long. Il a fallu quand même réduire… Contrairement à Schlöndorff et Visconti, ce qui intéressait Ruiz avant tout, c’était « la chronologie interne, l’aspect métamorphique, protéiforme des situations avec du fantastique, de l’onirisme et justement, en narratologie, l’anti-diégèse ». « On ne raconte pas, on montre. Et on se laisse aller au plaisir de filmer. »

Gilles Taurand s’est vite rendu compte que Ruiz avait parfaitement son film en tête, ce qu’il a trouvé fascinant. C’est pourquoi le temps du montage a été relativement court, comme si le film était déjà monté dans sa tête ou comme s’il était déjà en train de filmer. Ruiz a ainsi pu parler de « collaboration magique ». Entre le scénariste et le réalisateur, il n’y a pas eu le moindre conflit ; les deux se comprenaient, phénomène assez rare.

Ruiz a prévenu Taurand : « Ne t’inquiète pas, je filmerai aussi autre chose que ce que tu as écrit dans la profondeur du champ. » Il s’octroyait ainsi, avec raison, l’entière liberté d’intégrer à sa manière, selon ses visions, ce qu’il avait envie d’intégrer. Et de préciser de manière sibylline : « La matinée chez les Guermantes, ce sera comme la gare Saint-Lazare. » Le scénariste a compris ce qu’il voulait dire en se rendant sur le tournage. Comme pour d’autres séquences, Ruiz a fait monter de nombreux personnages sur des rails, s’entrecroisant avec des aiguillages relativement savants. Ainsi, au fur et à mesure que la caméra se déplace, les personnages bougent dans un autre sens, ce qui crée quelque chose de très subtil, « on dirait presque de très musical », qui appartient en propre à Raoul Ruiz.

Gilles Taurand précise que le réalisateur aime bien manier les énigmes : « il ne disait pas tout mais peut-être ne savait-il pas tout non plus. »  Et d’ajouter que Ruiz, avec ce film, n’avait aucunement la prétention de faire une ode à l’œuvre de Marcel Proust mais bien plutôt un travail de recherche. Il parlait surtout du côté expérimental et de son désir de filmer. Gilles Taurand et Paulo Branco ont eu l’impression de réaliser un rêve car ils ont fait ce film en toute liberté. A la sortie du film, il y a eu bien sûr des gens chagrins…

Le scénariste souligne ensuite le nombre de fois où il y a deux côtés dans l’œuvre de Proust, ainsi que l’expriment le « côté de chez Swann » et le « côté de Guermantes ». Il en va de même pour le cerveau qui comporte deux hémisphères. Taurand explique que Raoul Ruiz et lui-même étaient complémentaires. D’un côté, il y avait le scénariste avec son côté terre à terre, son exigence de dialogues structurés et lisibles, ancrés dans des choses réalistes, afin de permettre au réalisateur, de l’autre côté, de déployer sa folie et sa liberté. Gilles Taurand s’est fondé sur un travail documentaire très important ; il précise que s’il avait été « du côté des délires de Raoul Ruiz », ce dernier lui en aurait voulu. Quant au mot d’ordre de départ, il sera respecté : suivre les différents chapitres du Temps retrouvé, c’était en user comme d’un guide narratif.

Avec cette rigueur comme base, « on pouvait s’amuser à se promener et surtout à se mettre aussi d’accord sur une chose très importante, c’était le côté protéiforme du personnage du Narrateur ». Ce dernier serait à la fois le Proust du début, qui serait comme le vrai Proust (mais vrai ou faux, cela veut-il dire quelque chose ?), celui qui a dicté son œuvre à Céleste Albaret, et encore l’enfant qui, tout au long du film observe l’adulte et en sourit (« A ton âge, tu lis encore François le Champi ? »), sans oublier l’adolescent qui, « comme une extraction du corps de l’adulte », est retrouvé à Balbec avec Charlus. Enfin, bien sûr, il y aurait le Narrateur, joué par Marcello Mazzarella. Ne parlant pas suffisamment bien le français, sa voix sera celle de Patrice Chéreau. Taurand, parlant de « mimétisme proustifié », explique que Ruiz rencontra Mazzarella à Cinecitta et que ce fut une sorte de coup de foudre entre eux. Certes, cela fait plusieurs personnages mais il lui semble que c’est juste par rapport à La Recherche elle-même, (où l’on se demande bien souvent quel âge a le Narrateur).

De toute manière, les personnages, quels qu’ils soient, sont faits de multiples facettes et changent au fur et à mesure du temps qui passe. Ils se séparent et comme Proust le dit à propos d’Albertine : « Je n’ai pas peur de la mort, j’ai vécu tellement de morts ! » Les différentes facettes des êtres sont telles qu’aucune à elle seule ne rendra jamais compte de la vérité d’un être. « Et ça, je continue de m’en éblouir » souligne le scénariste. Lui, qui est issu de « l’école de Téchiné » [anti-naturaliste],  admire ce cinéma qui est « le contraire d’une lecture claire, simple, malheureusement celle que propose de plus en plus aujourd’hui la mauvaise télévision » pour que le public n’ait pas trop d’efforts à faire. Chez Proust, « c’est dérangeant, perturbant ». Il en va ainsi pour Charlus (que Gilles Taurand trouve remarquablement interprété par Malkovich),  « qui est à la fois celui qui survirilise son discours avec des envolées d’une violence inouïe et, en même temps, [est] un être féminin, complètement chochotte, se faisant fouetter par des militaires » en permission. Selon lui, La Recherche, « c’est gonflé, dérangeant, plus que ce que Proust a vécu lui-même ».

Gilles Taurand reconnaît que la « grâce » de Ruiz, c’est d’avoir « touché à quelque chose de la sensibilité du texte ». Il l’a rendu sensible mais avec sa vision personnelle. Le scénariste a souvent entendu dire par ceux qui ont aimé La Recherche que le metteur en scène n’avait pas dénaturé l’œuvre. Avec ce film, Le Temps retrouvé, il a trouvé une « correspondance » mais ce n’est surtout pas « un mode d’emploi ». Taurand conclut l’entretien par ces mots : « Ca ouvre plein de portes ! »

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