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31 mars 2022 4 31 /03 /mars /2022 19:12

Iris avant d'éclore (Photo ex-libris.over-blog.com)

 

En Méduse verte

Bientôt des serpents

Darderont leurs têtes

Au printemps ardent

Des glaives en mauve

Fleurs et virtuoses

 

 

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22 mars 2022 2 22 /03 /mars /2022 18:25

Samedi 12 mars à la MJC de Saumur et samedi 19 mars 2022 à la maison des Associations de Rou-Marson, les huit Poédiseurs, dont je fais partie, étaient heureux de partager de nouveau la Poésie, cette Poésie « indispensable mais [on] ne sait à quoi », ainsi que le disait avec humour Cocteau. Pour ce Printemps des Poètes 2022 consacré à L’Ephémère, nous avions choisi sur ce thème des poèmes classiques et contemporains, des poèmes encore de certains d’entre nous (Dany Lecènes, Suzel Puren, François Folscheid et moi-même), comme autant d’invitations à savourer l’instant.

Notre lecture a commencé avec des envolées de bulles de savon légères et précaires tandis que Véronique en égrenait les mots avec un extrait du « Savon » (1967) de Francis Ponge : « […] Les trop travaillées parmi ces bulles éclatent et retombent en gouttes d’eau. Et vanité que de vouloir rien en refaire ! Il n’y a qu’une seule solution : les remélanger dans la masse liquide, les y perdre sans aucun regret. »

Depuis toujours la rose est le symbole de l’Ephémère et Françoise nous a fait entendre le dialogue de Françoise Hardy et de la rose dans la chanson « Mon amie la rose » (1964) : « On est bien peu de chose/ Et mon amie la rose/ Me l’a dit ce matin […] ».

Car, comme l’écrit François Folscheid (D’infiniment de pluie et d’aube, 2015), repris par Edith, même s’« il y a toujours un bouquet de roses au/ balcon des promesses […] le jour/ vient toujours où toute fleur d’envole dans un/ nuage d’oubli./ Ne reste plus alors que la trace d’un rêve,/ La violence d’être, le poids de ce qui est. »

François, Véronique et moi-même avons rappelé les moments uniques vécus par « Komako et Yokô : deux femmes de Kawabata », que j’avais rassemblés dans une série de 13 haïkus (dans mon recueil Mais l’ancolie…, 2015) : « Reflet dans la vitre/ Eclat d’un regard unique/ Un monde flottant […] Cosses envolées/ La femme à genoux/ Qui bat des haricots rouges […] Femmes dans les flammes / Mort et métamorphose/ Sous la Voie lactée ».

Cette première partie s’est achevée sur Tristan et Yseult de Hervé Querfféléant, joué à la flûte alto par Dany, tandis que Véronique offrait une fleur au public.

C’était à mon tour de dire « A une passante » de Baudelaire, ce magnifique sonnet des Fleurs du Mal (1857), portrait d’une femme « en grand deuil » croisée fugacement dans la rue et que le poète aurait pu aimer : « […] Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Dans le poème d’Anna de Noailles, dit par Dany, « Ô suave ami périssable » (Poème de l’amour, 1924), la poétesse s’adresse à son amour. Tout en sachant qu’il est mortel, elle exalte ce moment fugitif où ils s’aimèrent : « […] Et cependant, quoi que tu fasses, / Il restera que je t’aimais, / Que j’ai dit ta grâce à l’espace, / Et penché sur tes yeux ma face/ Où le soleil se résumait ! »

Pour souligner la fuite inéluctable du temps, Véronique et Claude ont dit à deux voix « Tout passe », un texte anonyme du XVIII° siècle (Anthologie de la poésie acadienne, 2009). Une sorte d’invitation à une sagesse du quotidien : « Sous le firmament/ Tout n’est que changement/ Tout passe […] Tel est notre sort/ Il faut que par la mort/ Tout passe […] Rien n’est plus efficace/ Pour supporter nos maux/ Que ces deux simples mots/ Tout passe »

A la fin de la deuxième partie, Dany a joué à la flûte alto What if a day de John Dowland et c’était à mon tour de donner une fleur à un auditeur.

Alliant la sagesse extrême-orientale à la culture occidentale, le poète et calligraphe François Cheng dit simplement et magnifiquement l’impermanence de choses dans La vraie gloire est ici (2015) et A l’orient de tout (2005). Françoise nous l’a fait entendre : « Flaque de lumière, / Flaque d’eau, / Au sein de l’éternelle rotation des astres, / Cette brève flamme dansante chasse la lente grisaille / d’un après-midi […] » et « Les libellules sont passées/ Rides sur l’eau/ Le martin-pêcheur a plongé/ Rides sur l’eau/ L’étang limpide n’en a cure/ Lorsqu’il revient à ce qu’il est/ Les truites se glissent insoucieuses/ entre les nuages ».

C’est à deux qu’Edith et Suzel ont dialogué avec le « Rêve d’une femme » de Marceline Desbordes-Valmore (Elégies, 1824). La poétesse se parle à elle-même et se demande si elle, « dont le front a pâli », veut « recommencer [sa] vie » et reprendre le chemin de sa « destinée » : « […] Reprends donc de ta destinée, / L’encens, la musique, les fleurs ? / Et reviens d’année en année, / Au temps qui change tout en pleurs ; / Va retrouver l’amour, le même ! / Lampe orageuse, allume-toi ! / « - Retourner au monde où l’on aime… / Ô mon Sauveur ! Eteignez-moi ! »

La « Consolation à Monsieur du Périer » (Œuvres, 1598) de Malherbe est un des poèmes les plus connus de la langue française. Le poète s’adresse à un ami en deuil de sa fille. Le texte émeut particulièrement quand on sait que le poète perdit deux enfants. Je l’avais choisi, ayant souhaité rappeler les vers célèbres du dernier quatrain : « […] Mais elle était du monde où les plus belles choses/ Ont le pire destin ; / Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d’un matin. »

Pour clore ce troisième temps, Françoise offrait alors une fleur à quelqu’un de l’assistance pendant que Dany jouait, toujours à la flûte alto, un Prélude de César Franck.

Puis notre musicienne a dit un poème d’Ondine Valmore, la seconde fille de Marceline Desbordes-Valmore à mourir jeune de la tuberculose. « Adieu à l’enfance » est comme une tragique prémonition du sort tragique qui lui fut dévolu : « […] L’heure est sonnée, adieu mon printemps, fleur sauvage ; / Demain tant de bonheur sera le souvenir. / Adieu ! Voici l’été ; je redoute l’orage ; / Midi porte l’éclair, et midi va venir. »

Suzel a dit ensuite un poème de sa composition, « Ma maison intérieure ». Elle y exprime l’impalpable de la vie intérieure : « J’habite au numéro zéro, chemin du silence. » Elle y décrit une forme d’aspiration indicible et fugace : « Et mon cœur s’étire tellement, / Vers l’amour immense, Qui est dedans, qu’il n’en existe plus… / Et fuit éternellement, / Comme l’eau d’une rivière, / Comme l’eau d’un torrent. »

François Villon écrivit sans doute « La Ballades des pendus ou Epitaphe de François Villon » (1489), pendant l’une de ses incarcérations, à l’ombre de la potence. C’est ce poème macabre et désespéré, décrivant des pendus qui se balancent au vent, qu’avait choisi Claude pour souligner la précarité misérable de la condition humaine. « […] La pluie nous a lessivés et lavés/ Et le soleil desséchés et noircis/ Pies, corbeaux, nous ont les yeux crevés/ Et arraché la barbe et les sourcils/ Jamais nul temps nous ne sommes assis/ De ci, de là comme le vent varie/ A son plaisir sans cesser nous charrie/ Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre/ Ne soyez donc de notre confrérie/ Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre.

Véronique apportait un contrepoint plus optimiste avec « Un espoir virulent » (mars 2020), de Carl Norac, un poète belge. Dans ce poème, celui-ci exprime le désir « Que les mots soient au monde, / Même quand le monde se tait. » Signifiant la brièveté de l’instant poétique, il commence ainsi : « J’ai attrapé la poésie, / Je crois que j’ai serré la main à une phrase/ qui s’éloignait déjà ou à une inconnue/ qui avait une étoile dans la poche. / J’ai dû embrasser les lèvres d’un hasard/ qui ne s’était jamais retourné vers moi. J’ai attrapé la poésie, cet espoir virulent. […] »

C’était au tour de Claude d’aller vers le public avec une fleur et, de nouveau, à Dany de jouer à la flûte alto L’amour de Moy, un air traditionnel.

Pour entamer la cinquième partie, Françoise avait retenu deux extraits de Ombres et lueurs de l’involuté (2018) de François Folscheid. Le premier extrait exalte le chant du merle qui possède « cet étonnant pouvoir : il fait vibrer la tige de / l’instant. […] Quelques secondes seulement, mais/ quelques secondes à mille carats d’or pur. » Le second texte saisit au bond la « fugacité pure de l’écureuil ». « […] feu de/ rousseur en éclat de rétine - on ne le voit, on/ ne l’entrevoit jamais qu’à notre insu, à l’instant/ de sa disparition. »

Edith avait sélectionné mon poème « Instant d’enfance » (Mais l’ancolie…, 2015). J’y exprime le bonheur tendre de tenir un nourrisson dans ses bras, moment éphémère qui enclot toute la douceur du monde. Mais il s’achève ainsi : « […] Se peut-il que ce temps où tout est plénitude/ Où l’on hume en tremblant cette senteur de lait/ Soit lui aussi réduit à toute finitude/ Et qu’éphémère et vif il s’enfuie à jamais ? »

François, avec des extraits de son recueil Gravir le silence (2021), s’interrogeait alors sur la pérennité du poème : « […] Se brisent les mots, s’envole le sens. / Seulement une trace, un murmure de roseaux, le froissement du sang dans une/ coupe de vent. » Avec un texte inédit, il exprimait avec sensibilité le volatil des choses : « Dans l’angle mort, femme-fruit se dérobe. Ca glisse, ça s’enfuit. Aucune main ne peut/ saisir cette neige, cet éclair de sable et de sang – tantôt vapeur – danse sur un doigt, / libellule à son herbe d’eau -, tantôt algue et chant, colère de lune sur la peau. […] »

Après François, j’avais choisi de dire « Tango » (Petits riens pour jours absolus, 2016) de Guy Goffette, un poète belge, dont l’œuvre est toute empreinte de la mélancolie de vivre. Trois quatrains exprimant le souvenir ténu d’un amour disparu et qui commencent ainsi : « Quand il ne restera plus de moi/ que ce vieux chapeau noir sur la table/ où seras-tu mon bel amour/ parmi les roses/ qui vont mourir ce tantôt, […] »

Pour clore cette cinquième partie, Edith s’avançait avec une fleur à la main et Dany jouait à la flûte alto une Sicilienne de Leopold Anton Kotzeluch.

La sixième partie de la lecture a commencé avec une suite de tercets, écrite par Dany, et dite par elle-même, « L’Ephémère », l’anaphore de ce mot ponctuant chaque tercet. Elle y égrène des instants fugaces de la vie : « Dans l’essaim de ballons multicolores retenus par cents fils têtus/ La bulle de savon/ L’éphémère […] Sous les cils chaleureux des amoureux circonstanciels/ L’ardeur du toujours/ L’éphémère […] Sous le mot allumé par le silence poétique/ La nouvelle éternité/ L’éphémère ».

Suzel avait, quant à elle, choisi de dire le célébrissime poème « L’Etranger » de Baudelaire (Petits poèmes en prose, 1869). On connaît ce dialogue entre le poète et lui-même, cet « homme énigmatique », cet « extraordinaire étranger », qui n’aime ni sa famille, ni ses amis, ni sa patrie, ni la beauté non plus que l’or mais qui affirme : « J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »

Claude et Véronique ont uni leurs voix pour dire un de mes poèmes inédits, « Vers l’an neuf », écrit le 1er janvier 2019. Après avoir évoqué la Parque, « la couseuse », « la brodeuse impassible, « la tisseuse impavide », j’y exprime mon aspiration à conserver en moi les instants du quotidien qui font la vie belle : « […] Oh ! ne pas oublier/ La senteur de l’hamamélis/ dans mon salon d’hiver/ Et le parfum subtil de mes roses anciennes […] ». Mon espoir étant qu’« au fil du sablier […] Luira une étincelle/ Pour dilater le temps/ Et le faire éternel »

Anna de Noailles (Poème de l’amour, 1924), choisie par Françoise, sait bien que bonheur et ennui s’en vont « se perdre dans les eaux amères ». Et pourtant : « - Pourquoi nous semble-t-il toujours, / Dans la peine ou bien dans l’amour, / Qu’aucun des deux n’est éphémère ? ... »

C’était le temps que résonne South wind, un traditionnel, à la flûte alto, par Dany, alors que Suzel offrait une fleur à un auditeur.

François entamait la septième partie avec de courts textes de Jean-Claude Xuereb (Fil de l’éphémère), associant dessin et réalité à la difficile volonté d’écriture : « […] L’oiseau noir de Braque d’un cri raye l’espace/ de la fenêtre/ je vois/ j’écris/ j’essaie de figer dans le tremblement des mots/ le pur éclair de son passage/ mais comment dire le perpétuel ailleurs/ de cet oiseau mental qui traverse le temps/ par la trame déchiquetée du hasard »

Pour ma part, j’avais retenu « Jeux d’enfants » (L’autre vie, 2019) du poète saumurois Yves Leclair. Il saisit l’instant d’un retour de la Côte sauvage au cours duquel il découvre les chaises du jardin, « abandonnées, désordonnées », qu’il n’avait pas rangées. Il se remémore ce moment passé où « quelque chose comme de la joie eut lieu ». Mais il n’y a plus désormais « que des grands creux d’absence, quelques pages effacées, l’évangile de l’oubli. »

Dany a donné alors la parole à Gilles Baudry, un moine de l’abbaye de Landévennec, avec un poème intitulé « Il a neigé tant de silence ». Le poète se demande comment « sertir l’espoir/ du monde dans l’amande du poème […] » Avec « une voix si ténue » « comment traduire ce que les mots recèlent ? »  Et il conclut : « […] Il a neigé tant de silence/ sur la page, que ce qui fut jadis écrit/ porte le sceau des sans-visage. »

C’était au tour de François d’offrir une fleur à un participant et à Dany de jouer une Partition pour alto.

Edith et Suzel ont débuté le huitième temps de la lecture avec le « Colloque sentimental » de Verlaine (Les Fêtes galantes, 1869). Les ombres de deux amants évoquent le passé « dans le vieux parc solitaire et glacé ». Si l’un évoque avec passion les souvenirs brûlants d’autrefois, l’autre n’en a plus aucune mémoire : […] « - Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! / L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. / Tels ils marchaient dans les avoines folles, / Et la nuit seule entendit leurs paroles. »

Avec « Je suis celui » (Dis-moi ma vie, 1972) de Pierre Seghers, Véronique nous a fait réfléchir sur ce qu’est l’homme au monde, sa relativité et sa petitesse. Débutant par : « Je suis celui d’un seul moment qui durera toute la vie/ éclair, éclat, le miroitement d’un instant/ […] », il s’achève par : […] Je passe, je reviens/ et m’efface et je réapparais toujours le même, un blé/ venu des sarcophages né pour ensemencer et faire/ d’autres grains du secret qui n’est rien, un homme, une misère… »

Françoise, qui aime beaucoup François Cheng, l’avait de nouveau retenu avec deux extraits de Enfin le royaume (2018), l’un célébrant l’instant : « Sois prêt à accueillir/ tout instant qui advient : / Sente gorgée de soleil, / grisée de lune, clairière. » Et l’autre exaltant l’alouette : « De flamme et d’azur/ Alouette au chant pur/ D’un bond tu accèdes/ A la plus haute fête ! »

Je revenais moi aussi à un de mes poètes préférés, Guy Goffette, avec le poème « Un peu d’or dans la boue » (Eloge pour une cuisine de province, 2013). Il y exprime l’aspiration à une vie autre que celle qui propose oubli, répétition et inanité du quotidien. « Je me disais aussi : vivre est autre chose/ que cet oubli du temps qui passe et des ravages/ de l’amour, et de l’usure – […] récoltant/ quoi ? le ver dans la pomme, le vent dans les blés/ puisque tout retombe toujours, puisque tout/ recommence et rien n’est jamais pareil/ à ce qui fut, ni pire ni meilleur/ qui ne cesse de répéter : vivre est autre chose. »

C’est ainsi que Suzel, nous invitait à « autre chose », à savourer et à rêver pendant « L’heure exquise » (La bonne Chanson, 1870), de Verlaine. Une demande de l’amant à sa « bien-aimée » en une suite de quadrisyllabes : « […] Un vaste et tendre/ Apaisement/ Semble descendre/ Du firmament/ Que l’astre irise… / C’est l’heure exquise. »

Le huitième temps de lecture s’achevait avec l’offre d’une fleur au public par Claude tandis que résonnait Boulavogue, un traditionnel à la flûte alto.

Dans la dernière partie de la lecture François a d’abord proposé quelques haïkus d’Anne-Lise Blanchard (Le Ravissement de la marche, 2021). Description de ces brefs instants saisis au vol et rythmés par la marche : « Ravissement de la marche/ quand on est juste/ de passage […] Frémissement/ Eclair roux en son élan/ le chamois disparaît/ Ballast refait/ retard probable dix minutes/ éclair noir – le merle ».

Dans la même perspective, François a décliné une suite inédite de quintils de François de Cornière, « Attraper ce qui fuit ». Sous « un vrai défilé de nuages blancs », le poète écrit ce qu’il a sous les yeux : « […] J’ai noté ça pour un poème/ et le grand chêne d’à côté/ les lignes droites des avions/ les hirondelles en vol plané ». « Toujours vivant », il a « envie de [se] rappeler cette phrase/ autrefois de passage entre nous : « Attraper ce qui fuit ». Et il se souvient « des mésanges bleues/ qui chaque année/ comme aujourd’hui/ dans leur petit nichoir/ - Toujours intact si tu savais -/ recommencent tout/ recommencent tout. »

Nous avons terminé notre lecture avec « Le bonheur est dans le pré » (1917), choisi par Edith. Nous avons dit ensemble l’anaphore : « Cours-y vite, cours-y vite […] Cours-y vite. Il va filer », Edith se réservant la chute finale : « Il a filé ! »

Nous avons dédié ces deux lectures poétiques (à la MJC de Saumur et à Rou-Marson) au peuple ukrainien et à sa résistance héroïque en lisant quelques vers du Testament de Taras Shevchenko (1814-1861) et de Contra spem spero de Lessia Oukraïnka (1871-1913).

 

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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 16:31

Samedi 05 mars 2002 à 18 h, une soirée de lecture était organisée par la Bibliothèque de Rou-Marson à la Maison des Associations. Une de mes amies, Renée Monnier, et moi-même avons répondu à l’injonction de Victor Hugo : « Aimons toujours ! Aimons encore ! » en disant deux histoires nées de notre imagination.

Nous avons d'abord écouté le début de « La Nuit de Mai », célèbre poème de Musset dit par Maria Casarès et Gérard Philipe (in Les plus beaux poèmes de la langue française). Fondé sur les thèmes de l'amour, de la douleur et de l'inspiration, c'est un texte emblématique du romantisme, au coeur de ma nouvelle, intitulée « Mademoiselle Desbarèdes » http://ex-libris.over-blog.com/article-30264037.html. J'ai  ainsi fait partager aux auditeurs les émois amoureux d’un jeune élève de seconde, en proie à une première passion douloureuse pour son professeur de lettres. Fasciné par celle-ci et par Musset, l'adolescent deviendra écrivain. : "Poète, prends ton luth et me donne un baiser !"

Ensuite, ont résonné les notes d'une "Sonate pour piano et violoncelle" de Chopin, prélude à la nouvelle éponyme, écrite par Renée Monnier. Celle-ci a emmené l'auditoire aux côtés d'une femme de quarante ans qui redécouvre l'amour et le goût de vivre après un concert romantique à l'abbaye de Fontevraud. "Il ne faut pas avoir peur de la vie" lui dit son nouvel amoureux.

Pour clore cette lecture, et en hommage à la résistance ukrainienne, a été lu « Le Testament », un poème de  Tarass Chevtchenko, grand poète romantique ukrainien (1814-1861). http://olespliouchtch.blogspot.com/2013/10/taras-chevtchenko-testament.html

La soirée s’est achevée par un pot convivial, toujours sympathique, comme c’est la coutume à Rou-Marson.

 

 

 

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13 janvier 2022 4 13 /01 /janvier /2022 17:42

La Madeleine aux deux flammes, Georges de la Tour

 

Dans les années profondes

Où ma vie s’est lovée

Les journées surabondent

Dans un temps chaviré

 

Dans les années d’enfance

Je rêvais follement

Futur en fulgurance

Amours infiniment

 

Dans les années fertiles

Où j’avançais choisie

La vie était idylle

Au goût de l’ambroisie

 

Dans les années lointaines

Où mon cœur a battu

Les visages essaiment

Et les voix se sont tues

 

Et dans l’année nouvelle

Incertaine empesée

J’aspire à l’étincelle

Qui saura m’embraser

 

Pour 2022 qui commence,

le 13 janvier 2022

 

 

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1 janvier 2022 6 01 /01 /janvier /2022 16:08

J’ai achevé en beauté mon année littéraire avec la lecture de Chevreuse de Patrick Modiano, « un roman policier proustien » selon certains critiques. Lors de la remise du Nobel de Littérature en 2014, on se souvient de ce qu’avait dit le secrétaire perpétuel de l'Académie suédoise, Peter Englund, à la télévision publique suédoise SVT : « Modiano est le Marcel Proust de notre tempsIl s'inscrit dans la tradition de Marcel Proust, mais il le fait vraiment à sa manière. Ce n'est pas quelqu'un qui croque dans une madeleine et tout revient à sa mémoire. » L’auteur de 69 ans avait été choisi pour « cet art de la mémoire avec lequel il a fait surgir les destinées les plus insaisissables et découvrir le monde vécu sous l'Occupation de la France par l'Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale ». C’est en ces termes que l'Académie suédoise justifiait son choix dans un communiqué en français. 

Dès les premiers textes de Modiano, on décèle en effet l’influence de Marcel Proust, notamment dans La Place de l'Etoile. Dans son article (paru dans la revue bilingue « Marcel Proust aujourd'hui » n°3, 2005, pp 11-32), « Pastiches de Proust : La Place de l’étoile de Patrick Modiano », Annelies Schulte Nordholt écrit : « Par le pastiche, Modiano paie son tribut au grand maître mais en même temps, il tente de l’exorciser. Par le biais de son protagoniste Shlemilovitch, Modiano s’assimile à Proust comme le Juif snob d’abord, comme le Juif de la diaspora ensuite, pour découvrir que les deux positions sont devenues intenables aujourd’hui. Ainsi, il ouvre la voie vers un rapport plus harmonieux avec Proust. Dans les nombreux romans qui suivront, on ne retrouvera ni le style ni la position de Proust, mais la thématique proustienne du temps, de la mémoire et de l’oubli persistera à occuper une place prépondérante. » Et François Busnel de préciser à propos de Chevreuse : « Peut-être Modiano n’a-t-il jamais été aussi proche de Proust : non pour le phrasé, mais dans cette façon si particulière de raconter – de retrouver – son temps perdu. »

Dans toute l’œuvre de Patrice Modiano, on suit un auteur en quête d’un passé flou, et particulièrement de son enfance et de son adolescence, qui n’a de cesse de se raccrocher à des bribes de souvenirs. Tels Proust et Virginia Woolf qui ont montré comment l’inconscient « ignore le temps », l’auteur superpose différents moments ou époques, « comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles ». Cette approche se retrouve dans Chevreuse où le personnage principal, Jean Bosmans (déjà présent dans L’Horizon), se remémore trois périodes de sa vie : « Mais si quinze ans lui semblaient à l’époque une période trop longue pour que les souvenirs d’enfance ne soient pas définitivement brouillés, que pouvait-il dire aujourd’hui ? Près de cinquante ans s’étaient écoulés depuis ce trajet en voiture avec Camille et Martine Hayward à travers la vallée de Chevreuse jusqu’à la maison de la rue du Docteur-Kurzenne. Oui, près de cinquante ans depuis le premier après-midi qu’il avait passé avec Kim dans le salon de l’appartement d’Auteuil, et où il avait croisé le docteur Rouveix – c’était bien lui -, cet après-midi d’un printemps précoce dont il aurait bien voulu savoir l’année exacte. Printemps de soixante-quatre ou de soixante-cinq ? (p. 53). Comme dans La Recherche, trois périodes de vie s’entremêlent (enfance, adolescence, âge adulte) et Bosmans cherche avec peine à s’y retrouver. On lit ailleurs : « Il était impossible à Bosmans, après plus de cinquante ans, d’établir la chronologie précise de ces deux événements du passé : la traversée de la vallée de Chevreuse qu’il avait faite en voiture avec Camille et Martine Hayward et qui s’était achevée devant la maison de la rue du Docteur-Kurzenne, et la visite de l’hôtel Chatham où Camille et lui s’étaient retrouvés dans le bureau de Guy Vincent. » (p.73).

Dans un article « Modiano, émule de Proust », Anne-Marie Baron, appelle ce palimpseste du temps « le mille-feuilles du temps vécu » et précise : « Là où Proust guette les sensations fugitives qui lui restitueront les délices du bonheur familial perdu, Modiano cherche à combler le vide d’un passé sans affection par une recherche des moindres traces de l’amour perdu ou plutôt jamais connu. Il est en quête perpétuelle de souvenirs profondément enfouis et à peine perceptibles, comme « un rai de lumière que l’on distingue à peine sous une porte close et qui vous signale la présence de quelqu’un. » Ce passé intime, cette « vie privée », Modiano tente désespérément de la revivre par une écriture blanche et répétitive, simple et raffinée, qui n’a pas son pareil pour explorer comme à tâtons les couches différentes du passé, selon les temps des verbes, les coïncidences de dates, le fouillis des souvenirs retrouvés par hasard. » Bosmans se souvient de ses leçons de philosophie : « Son professeur de philosophie lui avait confié jadis que les différentes périodes d’une vie – enfance, adolescence, âge mûr, vieillesse – correspondent aussi à plusieurs morts successives. De même pour les éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible : quelques images d’une période de sa vie qu’il voyait défiler en accéléré avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’oubli. (p. 14). Car ce qui obsède Modiano, c’est cette mer de l’oubli qui recouvre tout.

« Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation », tel est l’incipit de ce roman « climatique » (François Busnel) aux multiples connotations. Ainsi, dans la vallée de Chevreuse, est situé le château de Breteuil (1600), de style Louis XIII, en brique et en pierre. Les Breteuil ont leur avenue à Paris, et certains ancêtres ont été ministre, secrétaire d’État ou grand commis sous l’Ancien Régime. On sait que Henri, le grand-père de l’actuel propriétaire, servit de modèle à Marcel Proust pour le marquis Hannibal de Bréauté-Consalvi, surnommé  « Babal » dans La Recherche. Par ailleurs, Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait épousé en premières noces M. de Luynes, apparaît deux fois dans Du côté de Guermantes et une fois dans Sodome et Gomorrhe. On lit encore : « Il y avait bien la duchesse de Chevreuse, qui figurait dans les Mémoires du cardinal de Retz, longtemps l’un de ses livres de chevet. » (P. 15). Proust (qui préférait les Mémoires de Saint-Simon quant à lui) n’est donc pas absent de ce paysage rêvé par Modiano. Rêvé et réaliste en même temps puisque l’auteur y vécut réellement dans son enfance solitaire. On sait encore qu’Auteuil, lieu de prédilection dans l’œuvre de Modiano, fut avant 1900 un endroit privilégié pour la famille Proust au 96, rue de la Fontaine d’Auteuil. Le titre, bref et euphonique, est particulièrement bien choisi et possède un grand pouvoir de séduction.

Chez Proust, la mémoire involontaire se révèle à la faveur d’événements anodins : la dégustation d’une madeleine trempée dans du tilleul, la sensation d’une serviette rêche contre la joue du Narrateur, le choc d’une petite cuiller contre un verre, le heurt du pied contre un pavé mal équarri. Chez Modiano, ce sont souvent de menus objets qui déclenchent le souvenir : un vieil exemplaire à jaquette blanche de la Pléiade des Mémoires du cardinal de Retz, un briquet parfumé en argent à longue flamme, un agenda de cuir vert, des pilules roses, une boussole, une montre à multiples cadrans. Les deux derniers objets apparaissent particulièrement symboliques : Bosmans a besoin d’une boussole pour retrouver les traces de son passé et la montre à multiples cadrans témoigne de la superposition des temps. Il y a chez Modiano une épaisseur du temps où la mémoire est enfouie : « J’ai toujours pensé que le passé, ou le temps qui s’écoule, est une masse d’oubli où ressurgissent quelques petites bribes. Ce qui occupe la mémoire, c’est un nuage d’oubli. Evidemment, il y a de temps en temps des petites bribes, des éclats qui remontent à la surface mais la principale matière, c’est quand même l’oubli. » Ces éclats de souvenirs peuvent être des objets, la sonorité d’un nom ou des lieux précis. Même s’il se tient à la lisière de la réalité et du rêve, même s’il est une sorte de « somnambule », son exigence de précision n’en est pas moins grande : « Les lieux que j’évoque, je les ai connus. La vallée de Chevreuse, un village pas très loin de Paris, un appartement vers la porte d’Auteuil mais avec la distance des années, cela devient comme une espèce de pays complètement onirique.

Dans les similitudes avec La Recherche, on notera encore la grande importance accordée aux femmes. Si l’on n’oublie pas Gilberte, Oriane ou Albertine, il en va de même de certains personnages féminins de Modiano qui réapparaissent au fil des livres, ainsi en est-il, si je ne fais pas erreur, de Martine Hayward. Celle-ci conduit la voiture vers l’auberge du Moulin-Vert-de-Cœur et ce sont bien les femmes qui conduisent l’intrigue. Camille Lucas prévient Bosmans du danger qui le menace, Martine Hayward et Rose-Marie Krawell reviennent régulièrement à travers les différentes époques.

J’ai beaucoup aimé la pudeur avec laquelle des possibilités amoureuses sont évoquées. Ainsi en va-t-il de la relation avec la jeune Kim, qui se passe toujours dans une atmosphère sereine et éclairée par la lumière printanière du dehors ; quand Bosmans quitte la jeune fille, il a envie de les attendre, elle et l’enfant qu’elle va chercher au jardin d’enfants : « C’était l’heure bleue » écrit-il. Avec Camille Lucas, Bosmans et elle se comprennent sans parler :  ils possèdent tous deux « une grande aptitude au silence ».  Et il pensera : « Décidément, elle pratiquait l’art de se taire presque aussi bien que lui. Mais cela ne les empêchait pas de se comprendre à demi-mot. » (p. 101). Dans une interview, Modiano fait l’éloge du silence : « J’ai toujours été attiré par le fait de supprimer beaucoup de choses dans ce que j’écrivais, pour faire des espèces de trous de silence. Certains écrivains ont un style baroque Moi, ma pente naturelle est de supprimer beaucoup de choses, de faire des ellipses. En littérature, il faut qu’il y ait des trouées de silence. Quand il y a trop de choses, le lecteur risque d’être étouffé. Il faut lui laisser un espace. C’est lui-même qui achève le livre en fait. »

Modiano possède donc au plus haut degré l’art de l’ellipse amoureuse, notamment lors de la visite de l’hôtel désaffecté du Moulin-de-Vert-de-Cœur par Bosmans et Martine Hayward. Quel beau passage mélancolique que celui-là : « Elle s’était rapprochée de lui et elle posa la tête sur son épaule. Elle lui chuchota à l’oreille : « Si vous saviez toute la tristesse de ma vie… ». Puis elle l’entraîna sur le divan, un divan large et bas comme ceux du salon de l’appartement d’Auteuil. » (p. 109). Comment ne pas penser Proust et à son « faire cattleya » euphémisé ?

C’est à la faveur du souvenir d’une chanson de Serge Latour, « Douce dame », et de la perte dans un train de son exemplaire favori des Mémoires du cardinal de Retz (Pour Proust, ce sont les Mémoires de Saint-Simon) que Bosmans va se remémorer le temps où il avait été confié par ses parents à des femmes inconnues dans une maison de la rue du Docteur-Kurzenne, au 38, fréquentée par un monde interlope, des gens « peu recommandables ». A l’occasion d’un voyage en voiture dans la vallée de Chevreuse avec deux femmes, Camille, dite « Tête de mort » et Martine Hayward, Bosmans va tirer un fil qui le conduira dans un mystérieux appartement à Auteuil et dans l’hôtel Chatham, louche ou pas, qui le sait ? Un fil qui le fera remonter à un souvenir d’enfance, peut-être le point nodal de toute son œuvre et qu’il a sans doute cherché à mettre au jour à travers tous ses livres. « Il paraît que tu aurais été le témoin de quelque chose, il y a quinze ans, dans cette maison de la rue du Docteur-Kurzenne ».  (p. 115). « Il revoyait un autre mur, lisse et blanc, celui de la chambre à la lucarne. « Qu’est-ce que tu fais là, mon garçon ? » lui avait dit le policier. Et lui, il savait à quel endroit précis on avait creusé le grand trou et entrepris les travaux de maçonnerie, mais on ne pensait pas à écouter le témoignage des enfants, en ce temps-là. » (P.121). Voici ce qu’écrit Nelly Kapriélan dans Les Inrockuptibles : « « Avec Chevreuse, Patrick Modiano a peut-être dévoilé le plus directement au cœur d’un roman les secrets qui l’ont poussé à écrire à 25 ans, la matrice de son écriture, ouvrant la porte à  la naissance de l’œuvre à venir. »

Car l’enfance, comme pour Proust, est au cœur du travail d’écriture de celui qui, avec son frère Rudy, fut délaissé par ses parents et confié pendant deux ans à une amie de leur mère à Jouy-en-Josas, à des inconnus ou à des pensionnats de 1956 à 1960. Les deux frères y rencontrèrent des gens bizarres qui représentaient comme une menace latente. Modiano a aussi évoqué un appartement à Auteuil ou un hôtel interlope de Pigalle. Dans le roman, Jean Bosmans, son double, tente de les retrouver. C’est « une spirale sans fin qui retourne à son point d’attache, l’enfance, qui a servi de matrice à son œuvre ». A l’instar de l’auteur de La Recherche, toujours dans l’attente du baiser de maman, Modiano souffre du syndrome de l’abandon et il est en quête du moindre signe d’amour. A cet égard, dans l’appartement d’Auteuil, ce petit garçon qu’on ne voit jamais, confié à la jeune Kim, et dont le père est toujours absent, ne serait-il pas un avatar de l’auteur en proie à l’abandon ? La vallée de Chevreuse, c’est bien celle de son enfance et de son adolescence bouleversée.

L’ironie, très présente chez Proust, n’est pas non plus absente du dernier opus de Modiano. Ainsi, Jean Bosmans, guidé dans on enquête sur son passé, propose à lui-même (et au lecteur) un schéma avec des flèches « pour se guider dans un labyrinthe » :

Camille Lucas dite                                                     Michel de Gama

« Tête de mort »                                                         - Guy Vincent –

                                                                                    hôtel Chatham

 

Martine Hayward                                                        Maison de la rue du

Auberge du Moulin-                                                    Docteur-Kurzenne

De-Vert-de-Cœur                                                                                                                

(près de Chevreuse)                                                                                                                                                                                                                                                          

René-Marco Hériford                                                                                                          

(Appartement d’Auteuil)                                                                              Rose-Marie Krawell

AUTEUIL 15.28                                                                                                     

(« le réseau » )                                                                                                                                               

J’ai déjà évoqué la boussole, donnée par un des hommes « peu recommandables » à Bosmans. Elle ne pourra le guider dans son errance rétrospective puisqu’il la perdra.   

Bien évidemment, la parenté avec Proust s’opère encore avec la magie des noms. Comme le Narrateur va du côté de chez Swann au côté de Guermantes, Jean Bosmans ne cesse de circuler à pied d’Auteuil à l’hôtel Chatham, en train ou en voiture de la maison du Docteur-Kurzenne à la vallée de Chevreuse. Il traverse des zones interlopes, entre Saint-Lazare et les pentes de Montmartre et de menus jalons, recomposant une époque, qui font surgir une atmosphère : un 45-tours de Polydor, le restaurant Wimpy des Champs-Élysées, les bières sans faux col, l’ascenseur grillagé avec sa banquette de velours rouge d’un immeuble du XVIe arrondissement. Toutes allées et venues qui le ramènent dans sa mémoire.  Jean Bosmans le confirme : « Et puis, la topographie vous aide aussi à réveiller les souvenirs lointains. »

Quelques comparaisons, en lien avec la mémoire, jalonnent le texte, qui ont pu me faire penser à Proust : « Un détail en ramenait parfois d’autres dans sa mémoire, agglutinés au premier,  comme le courant ramène des paquets d’algues en décomposition. » Et surtout cette image qui nous ramène immanquablement aux « petits morceaux de papier » japonais de Proust, qui deviennent fleurs, maisons, personnages, dépliant dans l’eau pour faire surgir le passé : « Mais un autre souvenir de cette époque remontait au grand jour, comme les fleurs étranges qui apparaissent à la surface des eaux dormantes. » (p. 118).

Un autre passage m’a fait aussi songer au « bal des têtes » dans Le Temps retrouvé, quand le Narrateur découvre que le temps a passé et qu’il ne reconnaît pas ceux qu’il a côtoyés autrefois. « […] certaines impressions qu’il avait eues, et il les retrouvait intactes et aussi fortes, comme si le temps était aboli. A cette époque, il n’avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu’il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s’était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs – les couleurs ternes de la vie courante. Il se disait que son attention de spectateur nocturne avait faibli elle aussi. Mais peut-être qu’après tant d’années ce monde et ces rues avaient changé au point de ne plus rien évoquer pour lui. » Tout comme le Narrateur, ayant perdu toutes ses illusions et dont les yeux de dessillent devant le passage du temps, Jean Bosmans se retrouve face à une réalité nue. Serait-ce la caractéristique de la vieillesse ?

Je voudrais quand même dire quelques mots sur cette œuvre, qualifiée par certains de « roman policier proustien ». Ce n’est certes pas un motif proustien quoique certains passages de La Recherche présentent un personnage en épiant un autre : que l’on songe à Swann surveillant Odette, ou encore au Narrateur observant de loin Melle Vinteuil et son amie, ou scrutant à travers un œil-de-bœuf les ébats masochistes du baron de Charlus. Ici, on comprend que Bosmans enfant a surpris des allées et venues mystérieuses dans la maison de la rue du Docteur-Kurzenne où il était hébergé et qu’il est dépositaire d’un secret qu’un quatuor malveillant (Michel de Gama, Guy Vincent, René-Marco Hériford, Philippe Hayward) voudrait lui arracher. Bien que Martine Hayward lui ait dit : « Ce sont des naïfs et des imbéciles. Ils croient que tu vas leur indiquer où se trouve l’île au trésor », tout au long du livre, Bosmans sent planer sur lui une menace diffuse. Il n’y échappera qu’au prix d’une course poursuite dans Paris au cours de laquelle il sème Michel de Gama. Ensuite, il quitte Paris pour le Midi où il se sent à l’abri.

De nombreux éléments concourent à créer une atmosphère étrange. Il y a par exemple ce numéro de téléphone qui n’a plus cours, AUTEUIL 15.28, dont Camille Lucas lui avait indiqué qu’il était l’ancien numéro de l’appartement d’Auteuil.  C’est en fait le numéro d’un mystérieux « réseau » qui fonctionna sans doute à la fin de l’Occupation. Quand Bosmans l’appelle, on entend des voix d’hommes et de femmes qui se répondent les unes aux autres : « Cavalier bleu appelle Alcibiade. 133, avenue de Wagram, 3ème étage. Paul retrouvera Henri ce soir chez Louis du Fiacre, Jacqueline et Sylvie vous attendent aux Marronniers, 27, rue de Chazelles… Des voix lointaines, souvent étouffées par des grésillements et qui lui semblaient des voix d’outre-tombe. » (P. 34). Ce téléphone, qui fait parler des voix disparues, m’a fait penser, d’une certaine manière, au théâtrophone, si cher à Proust.

Il y a bien sûr aussi tout ce monde interlope et cosmopolite qui se retrouve rue du Docteur-Kurzenne et dans l’appartement d’Auteuil, ce monde que Modiano n’a cessé de traquer tout au long de ses livres, ce monde qui fut celui de son père absent. Ces silhouettes fantomatiques, dont on ne sait si elles ont vraiment existé, contribuent à créer cette atmosphère inquiétante et onirique. Bosmans l’insomniaque l’avoue : « […] il avait pris l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire. A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas si différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. » (p. 49). Cette frange indécidable entre rêve et réalité se lit encore dans le personnage du docteur Rouveix qui vient dans l’appartement d’Auteuil faire des piqûres à un enfant qu’on ne voit jamais. Serait-ce le même médecin que Bosmans rencontre sur la plage de Pampelonne ? S’il se nomme désormais Robbes, il semble avoir bien connu Camille Lucas autrefois : « Non, il n’était pas très prudent de se baigner à Pampelonne et de revoir le docteur Robbes. Ni Camille d’ailleurs. » (p. 135).

Pour conforter encore s’il en était besoin cette atmosphère de roman policier, Bosmans, qui creuse dans son passé en archéologue inquiet, imagine des « titres de romans qui traduisaient son état d’esprit ». Titres de « polars » auxquels Modiano a peut-être pensé pour Chevreuse : « - Le Retour des fantômesLes Mystères de l’hôtel Chatham La Maison hantée de la rue du Docteur-KurzenneAuteuil 15.28Les Rendez-vous de Saint-Lazare Le Bureau de Guy Vincent La Vie secrète de René-Marco Heriford » (Pp. 75-76). Mais Chevreuse est tellement plus évocateur et poétique !

La dernière parenté entre Chevreuse et Proust, c’est que ce livre, tout comme La Recherche, est le récit de la naissance d’un écrivain. Fuyant Paris et ses menaces latentes pour le Midi, Bosmans a emporté « dans son sac de voyage un bloc de papier à lettres. Au début d’un après-midi de grande chaleur, il était assis à l’une des tables du café, sur la petite place, à l’ombre, et il écrivit une première phrase qui serait peut-être celle d’un roman. » (p. 130). Ce sera en effet le seul moyen pour le personnage de ne plus avoir peur de ses poursuivants : « Au fil des pages, il les faisait glisser dans un monde parallèle où il n’avait plus rien à craindre d’eux. Il n’avait été qu’un spectateur nocturne qui finissait par écrire tout ce qu’il avait vu, deviné ou imaginé autour de lui. » (p. 136). Modiano le précise lui-même : « Je voulais traduire ce qui se passe chez quelqu’un qui écrit et qui s’inspire de personnages qu’il a peut-être côtoyés dans le passé. Tous ces gens qui l’inquiétaient ou qui lui faisaient peur dans son enfance, un écrivain les neutralise en se servant d’eux pour les mettre dans un roman. » Bosmans envisagera d’appeler son livre Le Noir de l’été, la luminosité du Midi ayant pour but de faire fuir la noirceur de son existence parisienne.

Dans ce roman, la dette de Patrick Modiano à l’égard de Proust est clairement revendiquée. Quand Bosmans se définit comme « un amnésique qui retrouve un peu de mémoire », ne lit-on pas à la page 130 : « Mais ces personnes qui ont besoin de votre témoignage n’ont pas les mêmes raisons que vous de partir à la recherche du temps perdu. » Dans ce roman fluide et sobre, sans aucun effet, qui baigne dans une atmosphère parfois inquiétante, parfois lumineuse et tremblée, Modiano, plus que jamais maître de son écriture, renoue avec un passé douloureux et démontre comment la littérature peut l’exorciser et le magnifier. Du grand art ! Et je souscris absolument à ce que dit Nelly Kapriélan : « Après, Patrick Modiano, c’est comme Proust. Quand on aime son univers, on aime ses livres. »

 

 

 

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14 novembre 2021 7 14 /11 /novembre /2021 12:40

Bonaparte, Antoine-Jean Gros, 1802

Vendredi 12 novembre 2021, à 20h, dans la salle de réception du château de Marson, Napoléon Bonaparte (1769-1821) et Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1755-1824), nous ont donné une formidable leçon d’Histoire. Deux comédiens de la Compagnie Olinda, Quentin Isabellon (Bonaparte) et Florian Joyau (Cambacérès) interprétaient respectivement le premier et le deuxième consul, sous le Consulat (novembre 1799-mai 1804), instauré après le coup d’Etat du 18 brumaire, an VIII. C’est Jean d’Ormesson qui a eu l’idée de cet affrontement imaginaire, dans son œuvre La Conversation (120 pages de dialogue), publiée en 2011 aux éditions Héloïse d'Ormesson. Cette première pièce de l'auteur a été mise en scène par Jean-Laurent Silvi et créée au théâtre Hébertot jusqu'en avril 2013. Maxime d’Aboville y jouait notamment Bonaparte.

L’auteur explique qu’il avait d’abord pensé à Talleyrand (1754-1838) comme interlocuteur de Bonaparte. Il y a renoncé ; le « diable boiteux », selon lui, ne se serait sûrement  pas laissé convaincre par le premier consul. Il n’avait pas été régicide alors que Cambacérès avait voté la mort de Louis XVI avec réserve : « Oh ! A peine ! » répond-il à Bonaparte qui l’accuse de régicide. Bonaparte et son ami Cambacérès étaient farouchement républicains, et d’Ormesson les qualifie « d’hommes de gauche ». Talleyrand, monarchiste et « homme de droite », eût été moins intéressant comme interlocuteur. Par ailleurs, Jean-Claude Brisville avait déjà mis en scène Talleyrand dans un entretien avec Fouché, une pièce intitulée Le Souper. Jean d’Ormesson précise qu’il a respecté l’Histoire : il a mis dans bouche de Bonaparte des phrases qu’il avait dites, ou qu’il aurait pu dire, ou qu’on lui a prêtées dans les mémoires de l’époque, ceux de Mesdames de Boigne, de Rémusat, de la Tour du Pin. En revanche, les réparties de Cambacérès sont issues de l’imagination de Jean d’Ormesson.

Cette rencontre entre les deux premiers hommes du Consulat a lieu lors de l’hiver 1803-1804, à la lueur des bougies dans le bureau de Bonaparte aux Tuileries, alors que Cambacérès s’apprête à le quitter pour se rendre chez lui, dans l’hôtel d’Elbeuf, à un de ces dîners fins dont il a le secret. « Un souper réussi, c’est mon Marengo à moi », dit-il. On sourit en entendant aussi : « Si vous voulez dîner mal, il faut aller chez Lebrun ; si vous voulez dîner bien, il faut aller chez Cambacérès ; et vite, chez Bonaparte. » Après ces quelques remarques sur un quotidien assez futile, le premier consul le retient et va lui exposer la grande idée qui germe en lui, créer l’Empire.

Jean d’Ormesson explique ainsi son propos, diffusé en voix off au début de la pièce : « Il y a des moments où l’histoire semble hésiter avant de prendre son élan : Hannibal quand il décide de passer les Alpes avec ses éléphants pour frapper Rome au cœur ; César sur les bords du Rubicon ; le général de Gaulle à l’aube du 17 juin 1940, quand il monte dans l’avion qui va l’emmener à Londres, vers une résistance qui peut paraître sans espoir. C’est un éclair de cet ordre que j’ai tenté de saisir : l’instant où Bonaparte, adulé par les Français qu’il a tirés de l’abîme, décide de devenir empereur. » L’auteur capture donc cet instant fragile qui va changer de cours de l’Histoire. L’esprit farouchement républicain de Cambacérès s’affronte ici au désir de puissance de Bonaparte.

Les deux comédiens ont pleinement investi leur rôle, la part belle étant, certes, dévolue à Bonaparte. Avec sa haute stature, son allure et son ardeur intérieure, Quentin Isabellon donne une grande crédibilité au personnage de Bonaparte. On le voit s’animer avec violence sur le devant de la scène lorsqu’il évoque son désir de puissance et de conquête jusqu’à la Sibérie et les Indes. On découvre son humour agacé lors de l’évocation des ambitions de ses frères et des disputes futiles entre Joséphine, sa fille Hortense de Beauharnais et ses sœurs Caroline et Elisa à propos de l’achat d’un châle. « Sa famille était son talon d’Achille », explique Jean d’Ormesson. On sourit encore quand il évoque l’homosexualité de son interlocuteur : « Votre prudence n'empêche tout de même pas Talleyrand de ramasser les trois consuls dans une formule de son cru dont tout Paris s'amuse : Hic-Haec-Hoc. Hic, celui-ci, le démonstratif masculin avec une nuance emphatique, c'est moi. Haec, celle-là, le démonstratif féminin vaguement péjoratif, c'est vous. Hoc, cette chose-là, le démonstratif neutre tout à fait insultant, c'est le pauvre Lebrun (alors 3ème consul). Je vous le dis avec amitié, ne soyez pas trop Haec. »

Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, Henri-Frédéric Schopin

Face à l’assurance et à la prestance de Quentin Isabellon, Florian Joyau ne démérite nullement. Comme le dit Jean d’Ormesson avec un peu de provocation, cette conversation entre les deux consuls, peut rappeler Socrate parlant à son disciple. Cambacérès en effet, bien souvent, se contente d’approuver. Comme dans la maïeutique, où Socrate impose ses vues à son interlocuteur, Bonaparte vient à bout des résistances « assez molles » de Cambacérès qui est républicain, partisan du régime d’assemblée et il parvient à convaincre son ami d’accepter un régime personnel. Le comédien joue avec nuance ce deuxième consul, partisan convaincu de la République : « J'étais partisan d'un gouvernement d'assemblée, vous m'avez converti au gouvernement personnel. J'étais attaché à la République, vous m'avez rallié à l'Empire. Voilà que, par l’effet de votre parole, la France qui me paraissait si grande me semble toute petite au regard de l'Europe et l'Europe insignifiante au regard du monde dominé par votre génie. Vous êtes un alchimiste. Vous êtes un magicien. Le plomb de nos fluctuations et de nos incertitudes, vous le changez en or pur. » On découvre ainsi un Cambacérès, inféodé corps et âme à Napoléon, qui ne voit pas en ce dernier un homme mais le demi-dieu qui mettra à ses pieds l'Europe et l'Orient. A la fin du spectacle, Cambacérès fait allégeance à Bonaparte en s’agenouillant devant lui.

On n’oubliera pas cependant que Cambacérès, proche de la cinquantaine, était le confident et l’ami fidèle d’un Bonaparte de trente-trois ans. Peut-être même éprouvait-il de l’amour pour le premier consul, comme le laisse entendre l’auteur. Souple et prudent, il mit au moins de six à sept mois avant de se laisser convaincre d’accepter le passage du Consulat à l’Empire. Il est vrai qu’il deviendra le deuxième personnage du nouveau régime puisque Bonaparte le fera archi-chancelier, suscitant ainsi l’ironie de Talleyrand qui évoquera « l’archi-chancelier dans son archi-carosse ». Ce civil, jurisconsulte, présidera le Sénat et réunira les ministres quand l’Empereur sera en campagne. Il sera le maître d’œuvre du Code civil « dans un style à faire pâlir poètes et écrivains ». Ami de Joséphine, il contribuera encore à faciliter les relations entre Napoléon et l’ancienne aristocratie. D’Ormesson fait remarquer que cet homme, issu de la classe moyenne, qui fournira l’armature des cadres du régime, peut être considéré comme l’ancêtre des hommes politiques d’aujourd’hui avec leurs qualités et leurs défauts.

Comment comprendre que la France se soit ainsi soumise à Bonaparte ? Jean d’Ormesson l’explique en ces termes. « En 1800, la situation de la France est catastrophique. Le régime est corrompu donc faible, l’économie est ruinée, les usines sont fermées, il n’y a plus de plus de commerce, la monnaie a perdu 85% de sa valeur. En deux ans, Bonaparte remet la France en marche et la réforme en profondeur. Il a gagné Marengo et se dit qu’il est supérieur aux autres. En lui, l’idée de l’Empire fait son chemin petit à petit ; elle lui permettra de pérenniser un régime et surtout d’achever la Révolution. Et l’écrivain a trouvé intéressant de se demander à quel moment ce général républicain, de gauche, ami de Robespierre, se dit : je vais devenir empereur. C’est un processus assez long que j’ai ramassé en une conversation d’une heure et demie avec Cambacérès. » La pièce nous montre avec brio comment Bonaparte fut animé par le goût du pouvoir qu’il revendique haut et fort: « Pour la première fois depuis longtemps, le pouvoir est exercé par un homme qui comprend les besoins des Français et qui se confond avec ce qu’ils réclament : l’ordre, la gloire, la paix et le respect de la religion, la garantie des biens nationaux. Cet homme, c’est moi. […] Je vous le déclare, Cambacérès, je ne puis plus obéir. J’ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. » On ne saurait mieux justifier le désir de puissance et la volonté d'un pouvoir personnel !

On retiendra surtout qu’avec Bonaparte, c’est un nouvel ordre qui est institué. A ceux qui lui reprochent de recréer une cour des titres, le premier consul répond : « Oui mais Murat est fils de berger, Lannes est maçon, untel est garçon d’écurie ou agriculteur, le maréchal Lefebvre, ouvrier (puis duc de Dantzig) et sa femme, Madame Sans-Gêne, lavandière. Pour lui, la formule de l’Ancien Régime,  « A chacun selon sa naissance », était inacceptable, Pendant la Révolution, ce fut : « L’égalité ou la mort. » La formule qu’il fait sienne, ce sera : « A chacun selon ses mérites. » Homme de gauche, il avait juré haine à la royauté. Alors que Talleyrand voulait faire de lui un roi, comme Jules César, Bonaparte ne voulait pas devenir roi. « Nous avons juré haine à la royauté, nous n’avons jamais rien dit de l’Empire. Bonaparte se rattache ainsi à Charlemagne et à Jules César, dont il adoptera les aigles impériales comme emblème.

Dans cette marche vers l’Empire, il réintroduit la religion, dont il n’a que faire, mais qui est un élément du pouvoir : « Nulle société ne peut exister sans morale. Il n'y a pas de bonne morale sans religion. Il n'y a donc que la religion qui donne à l'Etat un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. J’ai été mahométan en Egypte, j’aurais été bouddhiste en Inde. Je suis catholique ici pour le bien du peuple parce que la majorité est catholique. » Il faut voir comment il traite par le mépris le pape Pie VII qu'il fera venir à Paris pour le sacre !

Je me suis interrogée sur le fait que les comédiens aient conservé la barbe pour jouer leur rôle alors que, sur les tableaux, Bonaparte et Cambacérès sont imberbes. Si cela m’a gênée au début, j’ai ensuite pensé que ce choix conférait une sorte d’intemporalité à ce dialogue politique dont nombre de répliques ont une résonance très actuelle : je pense particulièrement aux critiques de Bonaparte sur le personnel politique, au fait que, comme Staline, il défende le peuple, finisse par l’écraser, et abandonne l’idée de liberté pour ne conserver que l’idée d’égalité.

Dans cette pièce, la langue classique de Jean d’Ormesson étincelle. Et comme il l’explique lui-même, il ne faut pas oublier que Cambacérès notamment est un homme du XVIIIe siècle : « Il parle comme le prince de Ligne ou Voltaire. » De plus, avec ce superbe portrait de Bonaparte, l’écrivain exprime avec érudition et élégance son admiration lucide et éclairée pour le premier consul : « C’est d’abord une grande intelligence, une grande ambition, un grand égoïsme, une imagination sans bornes, une mémoire exceptionnelle, mais il n’a qu’un goût, le pouvoir. C’est un personnage extraordinaire, de la taille d’Alexandre le Grand, de Jules César et de Charles Quint. On pourrait soutenir qu’il est plus qu’eux parce ce sont des héritiers et que lui n’est l’héritier de personne. Il est le fils de ses propres œuvres. Ce qui compte, ce sont les idées ; une fois que vous avez les idées, les événements suivent. » N’oublions pas que l’Europe entière fut française sous Bonaparte qui rêvait de conquérir la Sibérie et d’aller vers les Indes. Il possédait « une imagination mondiale, exactement comme Alexandre le Grand. Certes, ce rêve immense de l’Histoire se termine mal mais comme aventure historique et romanesque, c’est incomparable et l’œuvre de Bonaparte, nous la voyons encore tous les jours. » On comprend que ce destin hors norme ait inspiré l'écrivain.

Et pour revenir à notre actualité, qui voit certains rêver d’un destin présidentiel, ne faut-il pas retenir ce que dit le premier consul : « La politique est la forme moderne de la tragédie. Elle remplace sur notre théâtre la fatalité antique. L’avenir n’est à personne. J’essaie de le soumettre à ma volonté. »

 

Sources :

https://www.youtube.com/watch?v=UGaljUu2VOg le 21 août 2013 Sauramps Librairies

You Tube Canal Académies 26 janvier 2018 La Conversation

 

 

 

 

 

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12 novembre 2021 5 12 /11 /novembre /2021 12:36

 

En octobre 2021, Mon Petit Editeur vient de publier mon cinquième recueil de poèmes, intitulé Comme d’un rêve. J’y ai rassemblé les textes écrits au cours de mes voyages. Le titre est emprunté à des vers de Musset, extraits de « A mon frère revenant d’Italie », mars 1844 :

[…] tu t’en reviens

Du pays dont je me souviens

Comme d’un rêve […]

De la Bretagne à l’Australie, en passant par l’Espagne et la Sicile, vous irez sur mes chemins intimes vers des pays réels ou fantasmés. Une invitation à s’en aller.

« S’en aller »

Une image de l’an nouveau

Ce fut cette ruelle

Ouverte sur la mer

Comme une bouffée d’air

Entre deux murs

Une petite lumière

Et un bateau

Pour s’en aller

A Saint-Valéry-sur-Somme,

mardi 27 décembre 2011

 

 

 

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10 novembre 2021 3 10 /11 /novembre /2021 14:35

Regarder la version restaurée du film Les Fleurs de Shangaï (1998) de Hou Hsiaou-Hsien, c'est entrer dans le monde clos et feutré des courtisanes chinoises de la fin du XIXe siècle, fréquenté par de hauts-fonctionnaires cantonais de la dynastie des Qing. En une trentaine de plans-séquences, séparés par des fondus au noir, nous assistons à cette vie lente qui se passe entre repas fins, Hua-Quan, variante chinoise du jeu de la mourre, conversations sur l'argent, les bijoux, et fumerie d'opium.

Dans ce monde codifié à l'extrême, où respect et dignité sont de mise, traversé parfois par les éclats d'une violence trop longtemps contenue, le sort des femmes apparaît tragique. Achetées dès leur plus jeune âge par des mères-maquerelles, elles sont éduquées et formées pour devenir des courtisanes de haute volée. Ces "fleurs" qui ont perdu jusqu'à leur nom pour ne plus être que Rubis (Michiko Hada), Emeraude (Michelle Reis), Jade (Shuan Fang) ou Jasmin (Wicky Wei), espèrent toujours racheter leur liberté ou devenir la première épouse d'un de ces hauts-fonctionnaires. Souvent, leur seule échappatoire est la mort par l'opium. Ce film, d'une grande beauté, fascinera ceux qui se laisseront prendre au charme étrange et mélancolique d'un Maître Wang (Tony Leung), partagé entre deux courtisanes aussi séduisantes l'une que l'autre. « À l’époque des mariages arrangés, la seule possibilité qu’avaient les Chinois de connaître l’amour romantique était de fréquenter des prostituées », explique le réalisateur. Mais à quel prix pour ces jeunes femmes ?

J'ai aimé ce film qui m'a fait penser à L'Apollonide, Souvenirs de la maison close, de Bertrand Bonello. C'est bien la clôture qui domine dans cet espace saturé de porcelaines, tapis et tissus, qu'asphyxie encore la fumée de l'opium. Certes, il sera demandé au spectateur une grande attention afin de déceler les infimes variations de sentiments sur les visages des personnages et deviner leurs non-dits mais, à terme, c'est l'émerveillement qui domine. Et sans doute aussi une infinie compassion pour ces femmes dont l'extrême beauté ne va de pair qu'avec la soumission la plus absolue.

 

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24 octobre 2021 7 24 /10 /octobre /2021 18:35

Je viens de lire le premier roman de Philippe Besson, En l’absence des hommes, paru en 2001 chez Julliard, et je dois dire qu’il m’a plongée dans un abîme de perplexité. L’histoire se passe en 1916, pendant la Grande Guerre. Vincent de L’Etoile, jeune aristocrate délaissé par ses parents, s’éprend d’Arthur Valès, le fils de la gouvernante, qui est en permission pour une durée de sept jours. Ils nouent en cachette une relation amoureuse passionnée, rompue par la mort au front d’Arthur. Parallèlement à cette liaison, Vincent rencontre dans un salon Marcel Proust, âgé alors de 45 ans, à qui il confie ses questionnements et ses inquiétudes. L’un sera l’amant et le corps, l’autre l’ami et l’esprit. « Moi, Vincent de l’Etoile, je le dis : je suis l’amant d’un soldat de vingt et un ans, je puis être l’ami d’un des plus grands romanciers vivants, je n’en retire ni honte ni gloire, juste un immense, un indépassable bonheur. C’est ce bonheur que je veux écrire. Ecrit-on autrement que pour conserver des instants ? »

L’ensemble est divisé en trois parties : L’offrande des corps ; Séparation de corps ; A corps perdus. Le premier livre comporte 13 chapitres qui relatent sous la forme d’un journal écrit par Vincent de L’Etoile, et de manière alternée, les nuits passées avec son amant et les conversations avec Marcel Proust. Le deuxième livre, de la page 123 à la page 185,  présente les lettres échangées entre les deux amants et les deux amis. Il se clôt par la lettre du commandant Georges Gallois, en date du 3 septembre 1916, annonçant à Madame Blanche Valès la mort de son fils et par les mots lapidaires de Vincent à son confident : « Marcel, Il est mort. Il est mort et moi, je ne suis déjà plus vivant. » Dans le troisième livre, de la page 189 à la page 215, Vincent de L’Etoile raconte la confession de la mère d’Arthur et écrit sa dernière lettre à Marcel Proust.

Dans ce roman, je n’ai guère été touchée par la description exaltée des amours homosexuelles de Vincent et d’Arthur (allusion à Rimbaud et Verlaine ?), qui m’ont paru relever d’une provocation facile. La lettre d’amour est un exercice de style difficile et il me semble toujours en la lisant que j’entre par effraction dans une chambre fermée à clef. Si l’on veut lire un très beau roman sur les affres de l’homosexualité au début du XXe siècle, mieux vaut lire Le puits de solitude de Radclyffe Hall (1928), digne des plus grands romans anglais.

En revanche les pages sur l’horreur de la guerre, sans concession, sont pleines de force et de réalisme. Elles décrivent, vues de l’arrière notamment, les sentiments mêlés du jeune Vincent à qui son âge interdit d’être mobilisé : « La guerre était un murmure, une vilaine rumeur, une irritation passagère, un remords vite surmonté, une mauvaise conscience avec laquelle on peut aisément s'arranger. [...] Et voilà que tu débarques dans mon existence, Arthur, sans même prévenir, sans crier gare, avec ton cortège effroyable de cadavres, de bombes, de boue, ton expérience affreuse, inaudible de la douleur, de l'incompréhensible, de l'incommunicable, voilà que tu es là, tout à coup, debout devant moi, dans le costume de tes vingt ans, et que tu me regardes de tes yeux tristes, fatigués, à peine accusateurs, au point que je préfèrerais qu'ils soient pleinement accusateurs.[…] Je sais qu'il y a la guerre, que des soldats meurent sur les fronts de cette guerre, que des civils meurent dans les villes et les campagnes de France et d'ailleurs, que la guerre, plus que les destructions, plus que la boue, plus que le sifflement des balles qui déchirent les poitrails, plus que le visage accablé de celles qui attendent, parfois contre tout espoir, une lettre qui n'arrive pas, un retour qu'on retarde sans cesse, plus que le jeu de la politique auquel s'essaient les nations, c'est la mort simple et cruelle et triste et anonyme de ces soldats et de ces civils dont on lira, un jour, les noms au fronton de monuments, au son d'une musique funèbre. »

En ce qui concerne les passages évoquant Marcel Proust, la situation choisie de l’écrivain entretenant une relation épistolaire et amicale avec un jeune homme est tout à fait vraisemblable. Proust aimait s’entourer de jeunes adultes sur lesquels il jetait son dévolu. Dans ce roman, il apparaît comme cet homme mûr, le plus à même de recueillir, sans froncer le sourcil, une confession homosexuelle, de conseiller le jeune Vincent et d’être sincère avec lui puisqu’ils connaissent la même douleur, celle de l’amour inverti. Page 165, on lit : « Vincent, vous avez seize ans et j’en ai quarante-cinq. De nous deux, je suis celui qui sait. De nous deux, vous êtes celui qui a raison. On a toujours raison quand on a seize ans, peu importe que cela soit ou non la vérité. […] Et je dois à notre amitié de vous dire qu’il m’est arrivé d’être dévasté par la disparition d’un proche. Dévasté au point d’espérer de tout mon cœur, chaque fois que je montais en taxi, que l’autobus qui venait allait m’écraser. Dévasté au point de souhaiter ma propre mort pour en finir avec la douleur affreuse, indicible, insurmontable que m’avait causé la seule perte d’un être cher. Cette confession vous permettra de mesurer à quel point je l’aimais. Et ce n’est pas assez de dire que je l’aimais, je l’adorais. Et pourtant, je ne pourrais vous affirmer avec certitude que l’affection dont j’étais l’objet était réellement sincère car il s’y mêlait une part non négligeable d’intérêt et il m’a fallu, en bien des occasions, supporter les affres d’une jalousie épuisante alimentée par sa frivolité, son inconstance, sa cruauté parfois. Voilà bien une pauvre histoire, n’est-ce pas ? C’est celle de ma vie. »

Il est clair que Philippe Besson connaît bien l’auteur de La Recherche. Ainsi on lira : « Écrit-on autrement que pour conserver des instants ? » Ou encore, et on pense à Albertine ou à Odette : « C'est précisément parce que l'autre se dérobe qu'on l'aime davantage. C'est l'obstacle qui nourrit la passion, qui la cristallise. C'est la difficulté. C'est cette nécessité permanente de séduire, de convaincre, de garder près de soi, d'empêcher de partir qui est l'aliment de l'amour. » Proust l’a souvent dit : « L'amour génère sa propre destruction. »

Il y a aussi cet extrait qui rappelle l’amour indéfectible de Proust pour Maman : « J’aime la mère dans la femme, je veux dire: j’aime me sentir un fils. C’est ainsi qu’on peut être amoureux sans éprouver de désir. C’est ainsi qu’on peut écrire ses plus belles pages. Les femmes m’inspirent le respect et le goût de les séduire, d’être auprès d’elles, leur confident. Je ne suis pas un amant, ne l’ai jamais été. Je suis un amoureux, véritablement. » Ou bien : « J'écris à propos des morts. C'est cela que je fais, pas autre chose. Dans ces années de sang et de fureur, je tâche de composer une œuvre dans laquelle la figure des disparus occupe la première place. »

Ces pages sur l’écriture de Proust me semblent aussi très justes : « Ecrire exige un engagement exclusif. On ne peut rien faire d'autre que cela : écrire. On ne doit être distrait par rien. On doit se consacrer entièrement au livre, lui sacrifier tout le reste. C'est un sacerdoce, une entrée en religion. Savez-vous que, même lorsque je n'écris pas, j'écris tout de même ? Le temps de la contemplation, celui de l'observation, celui de la mondanité, celui de l'oisiveté sont des temps qui servent à l'écriture. Dans ce désœuvrement apparent qui m'est si souvent reproché travaille en réalité un livre. La vie dans son entièreté est dédiée à l'écriture. Je ne vis que pour l'écriture. C'est impossible de faire autrement. Et cette nécessité devient encore plus aiguë quand on sent, comme moi, le terme de sa vie approcher à grands pas. Il me faut finir ces livres auxquels je me consacre. Comprenez qu'il n'y a rien de plus important que finir ses livres. J'espère qu'il me sera laissé suffisamment de temps. J'écris dans l'urgence, dans la fébrilité, dans la terreur. Vous allez penser que je suis en proie à une manière de frénésie presque maladive, et vous aurez raison. » J’ai donc bien aimé ces passages qui expriment l’urgence de l’écriture chez Proust et cette volonté tenace d’achever son œuvre malgré la maladie.

Cependant, c’est la fin du roman que j’ai trouvée artificielle, comme s’il fallait inventer un dénouement surprenant à tout prix. L’on me pardonnera ici de « divulgâcher » la fin de cet ouvrage qui, par ailleurs, témoigne d’une grande sensibilité, servie par une écriture fluide. En dépit cependant des répétitions un peu lourdes « Je dis. –Vous dites. » Le dénouement nous apprend en effet que Blanche Valès, « cette femme de quarante ans qui en paraît soixante », a été contrainte de se prostituer alors qu’elle avait vingt ans et s’appelait Gisèle. Elle brosse le portrait de l’homme à qui elle s’est donnée : « Je me souviens de l’avoir vu entrer. Il était aussi oriental que j’étais blonde. Son visage était aussi ovale que mon corps était maigre. Son air était aussi aristocratique que mon apparence était populaire. Sa terreur était aussi grande que la mienne. Je ne l’ai pas détesté pour ce qu’il était. Je l’ai détesté pour ce qu'il représentait. Mais j’ai pensé : plutôt celui-ci qu’un autre, plutôt ce jeune homme terrorisé qu’un vieux barbon. Dans le dégoût, je m’imaginais qu’il y avait des degrés possibles. Je me trompais. » Elle poursuit : « C’était un jeune homme de vingt-trois ans. Cela, je l’ai su après. Au début, il n’a presque rien dit. Sous de grands airs, il était épouvantablement intimidé. J’ai pensé qu’il n’était pas un habitué de ce genre d’établissement, que peut-être pour lui aussi il s’agissait d’une première fois. J’espérais secrètement une manière de solidarité, une compréhension. Mais je me trompais : ce n’est pas avec ces maisons qu’il n’était pas familier, bien au contraire, c’est avec les femmes qu’il ne l’était pas. Cela, je l’ai d’abord senti à sa maladresse, à sa gaucherie cassante, à sa fausse assurance vite réduite à une peur presque panique, à cette impression qu’il donnait de n’être pas à sa place, de ne pas savoir pourquoi il se trouvait là, à son désir de s’enfuir. Et dans le même temps, il y avait, chez ce jeune homme, la volonté farouche de rester, de tenir bon, d’aller jusqu’au bout d’une logique absurde visiblement imposée par d’autres. Alors il a fait son devoir consciencieusement et piteusement, de façon expéditive comme on le fait d’une corvée dont on doit s’acquitter. Je crois inutile de préciser que j’étais moi-même terrorisée et donc peu engageante. Nous formions un couple pitoyable. C’est cela que je me rappelle : notre misère, notre malaise. Un fiasco intégral. » Six semaines plus tard, la jeune fille comprend qu’elle est enceinte et fera inscrire sur le certificat de naissance de l'enfant Arthur : « Né de père inconnu. » On comprend donc que Proust est le père d’Arthur Valès ! Une révélation qui m’a semblé invraisemblable et qui provoque une « déflagration » chez Vincent : « Le père improbable, ignorant de sa paternité. Le père homosexuel dont je retrouve les gestes dans les gestes de son fils. Le père qui ne sait pas que son fils est mort. L’ami qui ne me déconseille pas l’amour des garçons mais qui me met en garde contre l’amour de ce garçon qui est son fils. Le pacifiste qui perd ses proches à la guerre. En une seconde, comme dans l’instant qui précède la mort paraît-il, tout revient. » Après cette révélation, Vincent s’éloigne pour toujours de Marcel Proust.

J’avoue que ce dénouement me paraît cousu de fil blanc. Certes, il pourrait recéler une part de vérité quand on lit la lettre (pas très élégante) du jeune Marcel de seize ans à son grand-père en date de mai 88 : « Papa m’a donné dix francs pour aller au bordel. » Ayant cassé un vase nuit qui coûte trois francs, il n’a plus assez d’argent pour aller se « vider » ! Pour son père, grand hygiéniste, la masturbation devait conduire à l’homosexualité et il valait mieux aller dans une maison close. Cependant, je pense qu’à vingt-trois ans, âge auquel son homosexualité s’était sans doute déclarée, il fréquentait déjà les bordels gay.

Au demeurant, je n’ai guère été convaincue par cette fin qui présente un Marcel effrayé par la femme et parfaitement ridicule. Je préfère penser que le seul enfant de Proust aura été son œuvre, ce que Patrick Besson souligne lui-même : « Le livre aussi est un enfant. D'abord, il faut être amoureux, ou l'avoir été, il faut ressentir une brûlure amoureuse ou la morsure d'un manque, le vide d'une absence pour commencer à écrire. L'amour et l'écriture sont intimement liés. L'un produit l'autre. »

 

 

 

 

 

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8 août 2021 7 08 /08 /août /2021 17:26

Chapelle de Saint-Arnould à Soussigné (Photo ex-libris.over-blog.com)

Samedi 07 août 2021, en compagnie de deux amies, j’ai effectué le parcours du circuit d’Art et Chapelles en Anjou 2021. Autour de Chemillé et Martigné-Briand, il permet de découvrir de petites chapelles méconnues, source d’inspiration pour des artistes contemporains. Notre première visite a été pour la chapelle Saint-Arnould à Soussigné.

De cette petite chapelle édifiée sur un tertre, probablement au XIIe siècle, il ne demeure que le chœur de l’église primitive. De taille rectangulaire, elle s’ouvre ensuite en demi-cercle. Sur le cul-de-four, on admire une fresque dans les tons ocre représentant le Christ en majesté, bénissant de la main droite, la gauche étant posée sur un globe. Plus petits, quatre anges tiennent des parchemins en lettres gothiques. Sont visibles aussi les symboles des quatre évangélistes : l’ange de saint Mathieu, l’aigle de saint Jean, le lion de saint Marc. On devine le taureau de saint Luc, à moitié effacé. Le fond de la fresque est parsemé de fleurs de lys.

Quand on entre dans cette petite chapelle, on est saisi par son atmosphère de délabrement et d’abandon. Les murs affichent leurs fissures, leurs craquelures, leurs lézardes comme autant de cicatrices ; le crépi blanc de chaux s’ouvre sur la pierre d’origine. Le regard du visiteur est happé par la fresque dont les couleurs apportent cependant une chaleur sereine à cet espace.

Philippe Contré, un artiste plasticien autodidacte, a été inspiré par ces lieux et les a investis avec cinq tableaux (peintures sur papier marouflé sur bois), dont les figures et les lettres sont menacées d’effacement. Quelle n’a pas été ma surprise d’entendre la jeune guide nous dire que le texte inscrit sur les tableaux est extrait de A la Recherche du temps perdu ! C’est de sa main que l’artiste en a recopié certains passages, qui voisinent avec des visages, plutôt jeunes, mais aussi avec un profil de la statuaire grecque ou romaine. Que représentent ces figures d’hommes jeunes, le Narrateur, Saint-Loup ? Quant aux phrases, elles sont à peine lisibles !

L’artiste explique ainsi son travail : « Depuis toujours l’agissement du temps qui passe est au cœur de ma pratique et trouve ici un écho particulier. […] L’usure du support, la déchirure, l’effacement du trait représentent les stigmates dûs à l’érosion du temps. Les représentations de visages humains symbolisent sans doute notre dépendance à l’autre, cet autre de l’amour qui échappe et se dérobe, cet autre sans lequel nous ne sommes pas, qui déjà nous manque, ce quelque chose de lui que l’on retient, ce visage qui s’estompe, ce geste qui s’oublie, ce mot qui s’efface dans ces phrases en lambeaux ; toute cette part en nous nous accompagne jusque dans nos solitudes les plus profondes. » En lisant ces mots sur le livret d’accompagnement, je n’ai pu m’empêcher de penser à La Fugitive et à l’oubli d’Albertine par le Narrateur. Proust nous apprend en effet que l’oubli fait pâlir tout ce dont la mémoire ordinaire se détourne : « La marée de l’oubli recouvre aussi [le] souvenir » des êtres disparus » écrit-il. Et ailleurs, dans une lettre de 1915, on peut lire : « Je commençai à subir peu à peu la force de l’oubli, ce puissant instrument d’adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. »

Devant les toiles de l’artiste où les caractères sont gommés, où les visages tendent à disparaître, on songe encore à Proust : « Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces pages. »

Dans cette petite chapelle méconnue, qu’on souhaiterait ne pas être vouée à l’oubli, j’ai aimé cette surprenante et belle association entre des murs abîmés par le temps et les mots de Marcel Proust, et l’harmonie réalisée entre peinture et littérature.

 

Site de Philippe Contré : http://wwwphilippecontre.fr

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