Dimanche 10 avril 2016, c’était le second jour des Journées Nationales du Livre et du Vin à Saumur. Je venais assister à une communication intitulée L’énigme Stefan Zweig, animée par Jean-Yves Clément. Francis Huster devait nous entretenir de ce grand Européen qui, détruit par la guerre, choisit de mourir au Brésil en 1942. Nous n’aurons pas eu la solution de l’énigme car le comédien était aux abonnés absents.
Par bonheur, Vassilis Varvaressos était sur scène au piano et il a enchanté le public avec Chopin et une superbe improvisation de jazz. Un moment de grâce musical. Né à Thessalonique en 1983, Vassilis Varvaressos a été sélectionné à l’âge de 13 ans parmi les onze meilleurs petits virtuoses du monde. Suite à un concert en soliste en mai 2012 au Carnegie Hall, le pianiste a été invité à jouer à la Maison Blanche pour le Président Barack Obama.
Ensuite était programmée une table ronde dont le titre était L’Histoire dans le cinéma. On y attendait les cinéastes Claude Lelouch, Radu Milhaileanu (Va, vis et deviens, Le Concert, La Source des femmes), Tony Gatlif et Marie-Christine Courtès (Sous tes doigts). L’animateur Olivier Pourriol, philosophe et spécialiste du cinéma, ayant d’emblée annoncé que Claude Lelouch et Tony Gatlif ne seraient pas présents, de nombreuses personnes ont quitté la salle. A ce propos, Radu Milhaileanu a dit avec humour que Tony Gatlif n’avait sans doute pas voulu qu’un Gitan et un Roumain se retrouvent à la même table. C’est Sarah Doraghi, une journaliste d’origine iranienne, qui s’est fait connaître avec un spectacle intitulé, Je change de file, qui a remplacé les deux absents au pied levé. Les trois participants ne se connaissant pas, je crois, ils se sont retrouvés « au même niveau », pour parler de leur expérience respective.
L’entretien, dont le thème était L’Histoire dans le cinéma, a été très intéressant puisque le cinéaste roumain et la jeune Iranienne ont raconté leur parcours, de leur pays d’origine jusqu’à leur installation en France. Quant à Marie-Christine Courtès, elle a parlé de son court-métrage d’animation, Sous tes doigts, réalisé en collaboration avec Ludivine Berthouloux pour la direction artistique de l’aspect visuel du film, Marcelino Truong pour la création des personnages, Frank Louise pour les chorégraphies et la musique. Le film raconte avec poésie et émotion le destin de ces « congaïs », ces « oubliées de l’Indochine », contraintes de quitter le Vietnam et hébergées dans le camp de Sainte-Livrade dans le Lot-et-Garonne. A l’occasion de la crémation de sa grand-mère Hoà, sa petite-fille Emilie découvre son histoire d’amour avec Jacques, un colon français, la naissance de sa mère Linh et leur départ tragique vers la France en 1956. Olivier Pourriol a été très élogieux sur ce petit film qui a reçu de nombreux prix. Il a souligné ce travail qui a consisté à s’intéresser à ces femmes, « épaves de l’Histoire », dont la réalisatrice a rappelé le parcours tragique afin de lui donner du sens. A ce propos, il a évoqué Michaux et son étrange livre, La connaissance par les gouffres.
Puis il a donné la parole à Sarah Doraghi qui a d’abord expliqué le sens du titre de son spectacle Je change de file. Il s’agit des deux files dans les aéroports, l’une (plus rapide) réservée aux ressortissants de l’UE, et l’autre pour les ressortissants non-européens où les contrôles sont plus longs. Dans ce one-woman-show elle raconte son histoire, celle d’une petite fille de dix ans que ses parents envoient en France avec sa grand-mère, sa tante et ses deux sœurs pendant la guerre Iran-Irak, afin de les mettre à l’abri.
Comment devient-on français ? C’est ce qu’elle a expliqué quand on arrive de Téhéran à Paris et que l’on doit apprendre une langue inconnue. Elle a insisté avec flamme sur ce goût et cette conscience nouvelle de la liberté qui s’emparent de vous et sur la bienveillance dont ses sœurs et elle-même furent l’objet. Elle a affirmé sa fierté d’être devenue française, de le dire et de le crier dans un pays qui a souvent tendance à se dénigrer. Venue d’un pays qui connut la révolution en 1979 et la guerre en 1981, elle a souligné sa joie d’être en France : « Chaque jour est le plus beau de ma vie », a-t-elle dit avec enthousiasme.
Radu Milhaileanu a alors confirmé les dires de la journaliste iranienne et précisé qu’il est dans le même état d’esprit. Pour revenir au thème de l’Histoire, il a souligné qu’ayant échappé à la dictature de Ceaucescu en 1980, il éprouvait aussi un émerveillement à vivre désormais en France. Il s’étonne que les Français aient trop souvent tendance à critiquer leur pays, tout en reconnaissant que c’est parfois par l’expression de leur mécontentement qu’ils parviennent à satisfaire leurs revendications. Il apprécie la liberté d’expression dont ils disposent et affirme pourtant que le virus qui lui fut instillé pendant la dictature demeure toujours ancré en lui.
Marie-Christine Courtès explique alors pourquoi elle en est venue à s’intéresser au parcours de ces femmes indochinoises dont elle raconte l’histoire dans son court-métrage d’animation. C’est au cours d’un séjour au Vietnam qu’elle a découvert ces femmes qui avaient eu un enfant de soldats ou de colons Français. N’étant plus persona(e) grata(e) dans le Vietnam communiste, elles furent emmenées en France avec leurs enfants eurasiens dans des camps de transit. Il y a dix ans, la jeune femme avait réalisé un documentaire sur un de ces camps et y avait rencontré des femmes âgées de 70 et 80 ans, abandonnées de tous. Cette histoire, inconnue en France et au Vietnam l’ayant émue, elle a souhaité la raconter. Elle a ainsi permis à ces « oubliées de l’Histoire », empêchées de parler, de mettre en mots une histoire douloureuse inscrite dans les corps.
Olivier Pourriol redit encore la beauté de ce film pudique qui transmet « une histoire vécue, subie, racontée ». Cette pudeur n’est pas uniquement asiatique mais elle est aussi liée au sujet. Quant au choix du film d’animation, il permet des possibilités narratives infinies, a-t-il ajouté en employant à son propos le terme de « documenteur ».
Le cinéaste roumain a repris à son tour ce questionnement sur le rapport de la fiction au mensonge, qu’il préfère appeler « imposture positive ». A cette occasion, il a rappelé le parcours de son père. D’origine juive, celui-ci, en lutte contre le fascisme roumain de la Garde de Fer, était devenu communiste et avait été déporté en Allemagne. La « première imposture », selon Radu Milhaileanu, était d’avoir choisi un nom d’emprunt allemand, signifiant « l’homme du livre ». Ayant survécu, il était devenu journaliste, tout en écrivant entre les lignes et dans la peur que l’on ne découvre sa judéité. Puis les Soviétiques avaient occupé la Roumanie. Pour son fils, la « deuxième imposture » a lieu quand il fuit son pays en 1980 et qu’il est contraint de mentir pour faire partie du quota de juifs autorisés à aller en Israël.
Il est convaincu que la vie intime de l’être humain dépend étroitement de la grande Histoire. Celle-ci conditionne aussi bien les actes amoureux que l’amitié. Et de rappeler que, sous la dictature de Ceaucescu, on faisait couler les robinets afin de ne pas être écouté des micros. Il affirme que tous les films qu’il réalise sont historiques : « Je ne peux bâtir un personnage hors de la société où il vit. » Après une rencontre avec des immigrés éthiopiens en Israël, il se lance dans une vaste entreprise qui aboutira en 2005 à Va, vis et deviens. Dans ce film, il s’agit encore de mensonge puisque l’enfant, un chrétien d’Ethiopie, est contraint par sa mère de dire qu’il est juif pour survivre et faire partie du groupe de juifs de ce pays (les Falashas), réfugiés au Soudan, qu’Israël souhaitait rapatrier. « Ni Juif, ni orphelin, il est intégré dans une famille israélienne avec ce double malaise vécu, celui, d'une part, de sa mère qui lui manque, et, d'autre part, des racines qu'il a perdues. » Pour cette histoire qui raconte la célèbre « Opération Moïse » (1984), le cinéaste roumain s’est beaucoup documenté. En montrant la force de l’amour maternel et en faisant de l’enfant « une métaphore du monde », il raconte une histoire universelle. Le film témoigne de la manière dont la grande Histoire agit sur la vie individuelle.
A Olivier Pourriol qui lui demande si c’est le cinéma ou le livre qui est le plus approprié pour raconter l’Histoire, Radu Milhaileanu répond que le livre a toujours été important dans sa famille. Citant le film Yentl (1983), de et avec Barbra Streisand, qui raconte l’amour secret pour les livres (et surtout du Talmud) d’une jeune fille juive dans l'Europe de l'Est de 1904, il évoque le souvenir de la bibliothèque paternelle dont une deuxième rangée cachait les livres interdits. Il dit pourtant privilégier le cinéma, un « mode d’expression entre gros plan intime et plan large » qui convient bien à sa conception de l’Histoire. C’est un art visuel qu’on doit représenter dans un cadre mais qu’il considère comme un art mineur.
Sarah Doraghi prend alors la parole pour affirmer que le cinéaste roumain est un grand écrivain, ce dont on peut juger par la qualité de ses mots, de ses dialogues. Par ailleurs, elle reconnaît que l’Histoire a été bienveillante avec elle, une Iranienne, qui désormais parle de culture à la télévision française et se retrouve seule en scène. En effet, rien ne la prédisposait à monter sur les planches. Mais grâce à Isabelle Nanty qui a cru en elle, c’est bien cela qui est arrivé. Ayant réservé pour elle le Palais des Glaces, la comédienne lui dira : « Tu as deux mois pour écrire un spectacle ; j’ai déjà réservé la salle. » Elle se souvient qu’elle y rencontra Radu Milhaileanu à la première. Selon elle, « on a tous la même histoire et on est toujours l’étranger de quelqu’un ». Ce qu’elle appelle « écriture de vie » lui a permis de raconter son parcours personnel, fait de rencontres avec des gens « bienveillants ». A présent, elle souhaite partager cette culture de l’autre avec un public et pourquoi pas, ensuite, sa culture iranienne.
Puis Olivier Pourriol pose la question de l’équilibre à trouver entre le désir de fiction et la fidélité aux archives. Marie-Christine Courtès précise son propos. Elle explique que, pour son court-métrage, elle a dû oublier ce qu’elle savait sur l’histoire de ces Indochinoises, afin de pouvoir écrire. Elle est partie ainsi d’un personnage inventé et notamment d’une chanson intitulée « Sous tes doigts ». C’est un 15 août que le film terminé a été projeté aux anciennes du camp. Marie-Christine Courtès ne savait comment il allait être reçu. Sa plus belle récompense a été le moment où une jeune fille vietnamienne présente lui a dit : « La jeune fille au bonnet, c’est moi ! » Elle a alors compris qu’elle avait fait le film « pour entendre ça ! »
Radu Milhaileanu reprend la parole pour affirmer que, selon lui, il ne doit y avoir « aucune erreur avec l’objet de l’Histoire ». Il s’interdit de la déformer bien qu’elle soit « pleine de trous » et que certains se permettent d’inventer. Il sait qu’à la longue, on comblera ces lacunes. C’est ainsi que dans Va, vis et deviens, il s’est efforcé de rendre au plus juste la complexité de cette histoire qui impliquait un conflit idéologique au sein même du Mossad. « C’était un gros éléphant que j’ai rassemblé », dit-il. « Les Ethiopiens m’ont tant donné ; je dois leur rendre leur Histoire », ajoute-t-il. Fils de journaliste, il sait qu’il ne doit surtout pas « badiner avec elle ». Enfin, il a conscience que la réalisation de ce film l’a ramené à sa propre histoire. Le petit Ethiopien qui quitte sa mère, n’est-ce pas lui s’exilant de Roumanie loin de sa propre mère ? « Le sujet m’a choisi », assure-t-il.
Olivier Pourriol ayant évoqué la nécessité d’une distance nécessaire du réalisateur avec son sujet, le cinéaste reprend l’idée que, malgré soi, en dépit de sa propre pudeur, « l’histoire vous choisit ». Il importe surtout de « faire le voyage », d’aller vers l’autre, d’être influencé par lui. Ainsi, le thème du film La Source des femmes qu’il a réalisé était a priori très loin de lui. Et pourtant, il a trouvé cette expérience passionnante et magique.Ainsi, ces réalisations donnent l’occasion à leurs auteurs d’enquêter sur eux-mêmes et d’en être modifiés, même si, au départ, ils n’en ont pas conscience.
Sarah Doraghi dira qu’on a toujours besoin de vérifier et que pour elle la vérité est importante. « Je ne sais pas mentir », avoue-t-elle. Elle reconnaît pourtant un seul mensonge dans son spectacle, quand elle dit qu’elle a couché avec Joë Star ! Et d’ajouter avec humour qu’il faudra bien, un jour, qu’elle règle le problème avec lui. Enfin, elle révèle qu’elle a perfectionné son français en regardant la télévision, et particulièrement les sketches de Muriel Robin. Pendant longtemps, devant des interlocuteurs étonnés, elle a parlé comme elle : « Je l’imitais, pensant que c’était ainsi qu’il fallait s’exprimer pour bien parler français. »
Cette table ronde s’est achevée avec la question d’une auditrice à Marie-Christine Courtès sur certains aspects techniques de son film d’animation. Elle en avait admiré la beauté « tout en aquarelle », le montage, « une merveille », et voulait savoir comment avait été créé un certain effet de profondeur : y-a-t-il eu une vitre entre le dessin et la caméra ? La réalisatrice lui a répondu qu’il s’agissait de douze dessins scannés à l’ordinateur qui avaient fait l’objet de vingt couches superposées, qu’il n’y avait pas eu de caméra mais l’emploi d’un ordinateur et de nombreux matériaux qui avaient été scannés.
Un auditeur a ensuite demandé au réalisateur roumain s’il avait l’intention d’entreprendre un film sur son pays d’origine. Après avoir rappelé les noms des grands cinéastes de son pays, Lucian Pintilie, Cristian Mungiu, et la vitalité de la nouvelle vague roumaine, il a répondu qu’il se sentirait prétentieux, alors qu’il est depuis trente ans en France, de faire un film sur un pays qui a souffert et qui souffre encore. Et de conclure : « Je conjugue ma complexité avec ma francité. »
En conclusion, cette table ronde quelque peu improvisée s’est révélée passionnante, tant par la qualité de l’écoute mutuelle des participants que par l’intérêt de leurs parcours respectifs. Ce fut « un après-midi balkanique », ainsi que l’a qualifié avec humour Olivier Pourriol. Tout en rattachant leur témoignage à la grande Histoire, chacun des intervenants nous a montré avec optimisme comment, à travers une histoire intime, se subit, se choisit, et s’accepte l’exil. Et cette rencontre m’est apparue comme une belle invitation à aller vers l’autre.
Photos ex-libris.over-blog.com, samedi 9 avril 2016