Robert Desnos,au centre, appuyé sur un coude,
parmi les rescapés du camp de Terezin, en mai 1945
Dans le recueil des Œuvres de Robert Desnos (Quarto, Gallimard), j’avais découvert les étapes tragiques de la fin de sa vie, relatées par plusieurs écrits. D’abord, son arrestation, le 22 février 1944 à 10h, racontée par Youki à qui, alors qu’on l’emmenait, il avait tendu son stylo Parker en lui disant : « Garde-le-moi, chérie, je reviendrai le chercher. »
J’avais été émue par les quatre lettres à son amour (la première, non datée, puis celles des 4 juin, 15 juillet 1944, et 7 janvier 1945) et par les derniers mots qu'elle aura lus de lui : "Et à toi, ma grande chérie, tout mon entier amour qui t'arrivera mais très refroidi par le voyage et la traduction. A bientôt ! tout mon amour ! "
J’avais lu les témoignages de ses compagnons de déportation : celui d’André Verdet, arrêté en même temps que lui, qui fut son compagnon dans le fameux convoi Nacht und Nebel, dit aussi « Pucheu », de Fresnes à Buchenwald, en passant par Compiègne et Auschwitz ; celui de Henri Pfihl et de Pierre Volmer qui le rencontrèrent à Flöha ; celui enfin d’Alena Kalouskova, qui le soigna à Terezin alors qu’il se mourait de la dysenterie. Sorti grâce à elle de l’anonymat, il avait appelé ce moment son « matin le plus matinal ».
Or, récemment, à l’occasion d’un déménagement, un ami m’a offert un petit opuscule, rédigé par Robert Laurence, que ce dernier avait dédicacé en 1981 à son père, alors colonel. Intitulé Souvenirs de déportation avec Robert Desnos, il est venu compléter ce que je savais du chemin de croix du veilleur du Pont-au-Change, ce « cœur qui haïssait la guerre ».
L’auteur y explique que c’est au camp de Royal-Lieu à Compiègne qu’il rencontra le poète, « militairement vêtu de kaki et guêtré ». Au sein de la bibliothèque du lieu, son autorité native faisait merveille et il en était l’âme.
Le 27 avril 1944, Desnos et lui firent partie du convoi de 1714 prisonniers, en partance pour une destination inconnue. Laurence garde en mémoire le cri animal du poète à son amour, présente lors de ce départ : « Youki ! Au revoir, Youki ! A bientôt ! »
Après un voyage de quatre jours et trois nuits, ils se retrouvèrent à Auschwitz-Birkenau qui, pourtant, à cette époque, n’accueillait plus que des juifs. Pour maintenir le moral des déportés, Desnos y exerça « ses talents de chiromancien » : « Accroupi à la turque, imperturbable, il annonçait à chacun, après d’extravagantes aventures, un dénouement idyllique… On faisait queue… »
Puis ce fut « cette autre Babel » qu’était Buchenwald, où un nouveau tri envoya Laurence et Desnos à Flossenburg, charmante cité de la forêt de Bohême. Là, au sein de 183 Français, ils furent de nouveau redirigés vers Flöha, pour participer à un kommando de travail. Dans une des usines préposées à la fabrication des carlingues d’avions Messerschmitt, ils se retrouvèrent avec 400 Russes, Polonais et autres nationalités. Du mois de mai 1944 au mois de mai 1945, ils vécurent là dans une promiscuité sans nom. Mais Laurence précise que jamais il ne tutoya Desnos, souhaitant ainsi conserver, malgré l’horreur, une forme de politesse, survivance du monde d’autrefois.
Il explique que c’est à Flohä qu’il fit plus ample connaissance avec l’écrivain. D’origine normande comme ce dernier, il précise que son nom devrait se prononcer Dêno et non Dessnoss, puisque c’est une variante de Des Nöes. Il dit comment le poète lui parlait de ses amis Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, dont il avait un écho à travers les lettres qu’il recevait de Youki. Par ailleurs, il jugeait avec sévérité ses contemporains écrivains.
Il rappelle que Desnos composait alors un poème surréaliste dont il lisait des passages à ses compagnons d’infortune et dont il transcrivait le texte sur du papier à cigarettes, enfermé dans une boîte en fer. Il récitait aussi par cœur Racine et Victor Hugo, et à Noël 1944, il avait chanté de vieilles chansons françaises.
Il évoque les parties de bridge. Desnos y « était étonnant de distraction. Ses yeux, élargis par des verres épais comme des hublots, se posaient rarement sur les cartes. Aimait-il le bridge ? je ne le saurai jamais », ajoute-t-il.
Robert Laurence se remémore encore un incident survenu au moment de la distribution de nourriture et qu’a rapporté aussi André Pfihl. Un jeune prisonnier, favori des kapos, avait bousculé Desnos et une part de la soupe brûlante et précieuse avait été perdue. Robert Desnos, en proie à la colère, avait jeté le restant de sa gamelle au visage du jeune « bardache » qui avait été brûlé. Robert Desnos fut battu et ses amis le contraignirent à s’excuser auprès du giton, afin d’éviter d’autres représailles encore plus sévères.
L’auteur se souvient encore qu’à Auschwitz, on avait tatoué sur l’avant-bras gauche des déportés leur numéro matricule. Mais le tatouage dont le poète était fier, c’était celui que Foujita, le premier mari de Youki, lui avait fait au bras droit. Œuvre d’art inachevée, qui aurait dû se poursuivre jusqu’à la poitrine, et qu’Ilse Koch, « la chienne de Buchenwald », aurait pu mettre dans sa collection si elle l’avait connu…
Entre espoir diffus et mort permanente, le croyants se retrouvaient, les francs-maçons se reconnaissaient : Desnos n’était ni des uns ni des autres.
Puis l’usine des Messerschmitt cessa son activité et le bombardement de Chmenitz occasionna trente mille morts. Et en avril 1945, ce fut l’exode et le franchissement des Erz-Gebirge. On fusillait les déportés trop malades pour marcher, les habitants des villages pleuraient en voyant passer les cohortes de morts-vivants. Robert Laurence écrit : « Je revois Desnos, sans lunettes, presque aveugle, pleurant, geignant, gémissant, souffre-douleur de ses codétenus déportés d’Ukraine. » Il entend encore, dans les Sudètes, la voix du poète « appelant au secours, fourvoyé parmi ces gens qui lui volaient sa paille et le bourraient de coups de poing. »
La dernière fois que Robert Laurence vit Desnos, ce fut, après le 8 mai 1945, « sur la galerie de la caserne de SS, où [ils étaient] hébergés ». Il lui sembla « rasséréné ». Cela ne devait être qu’un répit puisque le 8 juin 1945, à 5 h 30 du matin, dans une aube grisâtre, mourait celui qui avait écrit :
« Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent »
(« Demain » in Etat de veille, 1942)
Sources :
Souvenirs de déportation avec Robert Desnos, Robert Laurence, imprimé par Claude Adam à 400 exemplaires, Première parution, revue Europe, mai-juin 1972
Desnos, Œuvres, Quarto, Gallimard, 1999