Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 décembre 2022 4 01 /12 /décembre /2022 18:07

 

Vendredi 18 novembre 2022, dans la salle de réception du château de Marson, mon amie Edith Testemale et moi-même, pour commémorer la disparition de Marcel Proust, le 18 novembre 1922, nous avons proposé une Lecture à deux voix d’extraits de Monsieur Proust de Céleste Albaret, paru en 1973. Cet ouvrage est issu des 45 heures d’entretien de l'accompagnatrice de l'écrivain avec le journaliste Georges Belmont. On peut en écouter de nombreux extraits sur France-Culture.

A jardin, sur un pupitre, nous avions posé le portrait de Proust par Jacques-Emile Blanche ; à cour, nous avions disposé les sept tomes de La Recherche (hérités de mon père) et illustrés par Grau-Sala. Ils étaient surmontés d’une tasse à thé avec une madeleine. Au bas de cette pile, le livre de Céleste Albaret et sa biographie par Laure Hillerin. Edith, en costume noir avec une fleur à la boutonnière, disait les répliques de Proust tandis que j’interprétais celles de Céleste. Pour passer d’un extrait à un autre, j’agitais une petite sonnette, rappelant « le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers », connu de tous les proustiens, et qui revient dans Le Temps retrouvé

On rappellera que Céleste Albaret (1891-1984) fut la gouvernante, la femme de chambre, la confidente de Marcel Proust les huit dernières années de son existence, de 1914 à 1922, années durant lesquelles il acheva l’écriture de son chef-d’œuvre. Jour après jour, elle assista dans sa vie quotidienne, son travail acharné et son long martyre ce grand malade génial qui se tua volontairement à la tâche. Après la mort de Proust, elle a longtemps refusé de livrer ses souvenirs. Puis, à quatre-vingt-deux ans, elle a décidé de rendre ce dernier devoir à celui qui lui disait : « Ce sont vos belles petites mains qui me fermeront les yeux. » Dans cet ouvrage, il s’agit du témoignage d’une femme qui idolâtrait son maître ; ce qu’elle dit de lui, c’est sa vérité à elle, faite de discrétions, de silences, de non-dits. Si par la suite, certains de ses souvenirs ont été démentis par les spécialistes proustiens, il n’en demeure pas moins que c’est un témoignage de première main.

Si nous avons choisi cet ouvrage, c’est parce qu’il permet une approche vivante de Marcel Proust, décrit par Céleste Albaret dans le quotidien de sa vie et de son œuvre. Certes, dans le Contre Sainte-Beuve (publié à titre posthume en 1954), Proust affirme que « L'homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n'est pas la même personne ». Dans l’approche d’une œuvre littéraire, il se faisait ainsi le partisan d’une critique formaliste, d’une analyse stylistique, dépourvue d'éléments extérieurs à l'œuvre. Il écrit que « l’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. […] Cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. »

Il ne s’agissait pas pour nous de proposer une biographie linéaire de l’auteur de La Recherche mais plutôt de présenter les différents aspects de son existence et de son œuvre, ceux qu’il accepta de livrer à Céleste dans une relation de confiance réciproque. Les extraits choisis avaient pour but de montrer le grand malade qu’il fut, la manière dévouée dont elle le soigna, le déchirement que sa mort représenta pour elle. Ne voulant absolument pas occulter l’œuvre, nous avions bien sûr retenu les souvenirs familiaux d’Illiers-Combray, l’évocation de la madeleine et la découverte capitale de la mémoire involontaire. Ce que Proust appelait sa « période du camélia à la boutonnière » nous a permis d’évoquer les soirées mondaines de sa jeunesse et le portrait des aristocrates qui furent les modèles de ses personnages. Nous n’avons pas négligé l’admiration de Proust pour son frère et son père, son amour fusionnel pour sa mère, ses amours de jeunesse et ses « amitiés » pour Reynaldo Hahn et ses secrétaires, la période de la guerre, la scène-culte de la flagellation de Charlus, et bien sûr l’invention des célèbres paperoles grâce à l’inventivité de Céleste. Tous ces éléments, bien sûr, placés dans la perspective du Temps, contre lequel l’écrivain se battait au quotidien pour achever son œuvre.

Quelques virgules musicales ont ponctué notre lecture : la Pavane Op. 50 et Les Berceaux de Gabriel Fauré, La Plainte d’Orphée de Christof Willibald Gluck, Mélodie de Massenet, et la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, jouée lors des funérailles de Proust.

A en juger par les conversations qui ont suivi, le public d’une petite soixantaine de personnes a apprécié notre prestation. Certains avaient lu La Recherche plusieurs fois, d’autres ont, semble-t-il été incités à lire l’œuvre après cette lecture, destinée à faire le portrait d’un Proust plus abordable. Cette soirée s’est achevée avec la dégustation de bulles angevines accompagnées, comme cela s’imposait, de petites madeleines.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
28 novembre 2022 1 28 /11 /novembre /2022 19:48

Jean-Claude Dassonneville (Proust) et Bénédicte Gauriat (Céleste), par la Compagnie Cloche Perse  (novembre 2014)

Mon frère vient de m’offrir un ouvrage de Jean-Claude Brisville, Sept comédies en quête d’acteurs, intitulé ainsi, je l’imagine, en hommage à Pirandello. On connaît surtout ce dramaturge, venu tard au théâtre, par Le Souper, une pièce créée le 20 septembre 1989. Elle met en scène Talleyrand, prince de Bénévent et ministre des Affaires extérieures sous le Premier Empire, et Fouché, duc d’Otrante, ministre de la police sous plusieurs gouvernements. A Paris, en ce 06 juillet 1815, à minuit, alors que Napoléon a abdiqué et que la capitale est occupée par les troupes coalisées, les deux hommes vont s’affronter sur la nature du gouvernement futur. Ils vont révéler leurs intrigues, leurs trahisons, leurs crimes méritant plus que jamais la célèbre et terrible description de Chateaubriand les définissant : « Le vice appuyé sur le crime. » Depuis, cette pièce n’a cessé d’être reprise. Brisville explique avec amusement : « Je connus même la gloire d’être crédité par ma buraliste de La Soupière de mon excellent confrère Robert Lamoureux. Je dois m’y faire : je ne suis plus que l’auteur du Souper, la pièce où je me reconnais le moins et dont les personnages ne m’ont jamais inspiré la moindre sympathie. »

Mais Brisville est aussi l’auteur d’autres œuvres, et notamment de pièces qui n’ont pas été jouées, celles que renferme ce livre. Dans la préface, l’auteur le regrette amèrement : « La vocation du théâtre est d’être représenté, et l’ouvrage qui ne l’est pas reste au seuil de sa vie. Après La Dernière Salve, il écrivit dix pièces, qui n’ont pas connu la scène. « On m’avait assez vu, on ne m’écoutait plus, et j’étais de plus en plus seul dans mon métier. En somme, j’avais fait mon temps. » Et d’ajouter : « Peut-être leur lecture fera-t-elle regretter à quelques-uns une représentation qui était initialement dans leur destin. »

En ce mois de novembre 1922 où l’on commémore la mort de Marcel Proust, et sachant que je suis proustophile, sinon proustomane, c’est pour une pièce particulière que mon frère m’a offert ce livre. Ecrite en septembre 1992, elle s’intitule La Chambre de liège et met en scène Proust et « l’accompagnatrice » de ses huit dernières années, de 1914 à 1922, Céleste Albaret. Dans son Avant-propos, Brisville commente ainsi le choix de son thème : « Je suis parti de la Chambre de liège, un lieu dramatique, parfait pour ce huis clos où s’est élaborée une grande œuvre. Céleste s’y est cloîtrée avec Proust, le servant et l’aidant, et entrant peu à peu en tant que personnage dans sa Recherche du temps perdu

Indissolublement liés, elle et lui, dans nos mémoires. Ce sont aux souvenirs de Céleste sur Proust auxquels je dois d’avoir écrit La Chambre de liège. Personne n’a jamais parlé de Proust dans sa vie quotidienne avec cette intelligence du cœur et cette chaleur spontanée d’où procède l’amour – le véritable amour. Infatigable et irremplaçable Céleste…

J’ajouterai que je n’ai pas trouvé l’acteur pour Marcel Proust. »

Cependant, je viens de découvrir sur Internet que cette pièce a été créée pour la première fois vendredi 28 novembre 2014, au Hublot à Bourges, par Jean-Claude Dassonneville et la compagnie Cloche Perse. « J'aime beaucoup Jean-Claude Brisville, expliquait alors Jean-Claude Dassonneville, comédien amateur et pneumologue à la retraite. C'est une écriture directe, sensible. J'aime sa façon de décortiquer la psychologie des personnages. » « Là, Brisville fait de Proust et de Céleste, des personnages merveilleux », détaille Jean-Claude Dassonneville, qui interprétait Marcel. À ses côtés, Bénédicte Gauriat était la gouvernante. « Une comédienne qui vient de l'opérette, et qui a beaucoup de sensibilité. » Il me semble que cette création a dû faire plaisir à Jean-Claude Brisville.

La pièce est structurée en cinq scènes, la majorité se passant dans la chambre avec des ouvertures vers le cabinet de toilette et le vestibule. Le décor de la scène 1 est le suivant :

Une chambre plongée dans la pénombre et envahie par la fumée.

Un lit. Petite table de chevet. Deux fauteuils. Cheminée dont le marbre est occupé par une rangée de cahiers très épais.

Proust, étendu sur le lit, accoté à ses oreillers, a la tête plongée sous les serviettes d’un appareil de fumigation.

Apparition de Céleste sur le seuil de la chambre. Effarée, elle observe Proust un instant puis toussote pour signaler sa présence.

Cette scène présente la rencontre entre l’écrivain et la jeune paysanne d’Auxillac en Lozère, « juvénile… et fraîche ». Proust fait subir à la jeune épouse d’Odilon Albaret une sorte d’interrogatoire sur la rencontre et les sentiments des deux époux ; puisqu’il est écrivain, il lui demande si elle sait ce qu’est un roman et lui offre de lire Les Trois Mousquetaires. Enfin, il lui propose d’aller porter son livre à ses amis, tout en lui signifiant de lui parler à la troisième personne : « Où est-elle, Monsieur, la troisième personne ? » Il n’oublie pas de lui dire qu’il est « un grand malade », qui a « besoin d’ombre et de silence », ce pourquoi les murs sont « tapissés de liège ».

NOIR

Dans la deuxième scène, la didascalie indique : Proust est assis dans un fauteuil en train d’écrire sur un pupitre portatif. Entre Céleste.

On assiste ici à une conversation à bâtons rompus entre l’écrivain et son « accompagnatrice ». Il y est question d’une visite de Robert de Montesquiou dont Céleste dit : « Oui, j’ai bien vu que c’était une fin de race. […] Cet homme-là, je le vois très bien aboyer à la lune. » Puis Proust s’enquiert de ses « allées et venues en ville » auprès de ses connaissances : la comtesse de Noailles, la princesse de Polignac, le duc de Guiche, le comte Waleski et tutti quanti. Il explique à la jeune femme qu’« ils ont tous des antécédents dans l’histoire de France, et [que] c’est dans ces lointains que ces grands noms puisent leur poésie », dont les héritiers ne sont plus qu’ « une pauvre étincelle, une braise mourante ». Après avoir insisté pour que Céleste téléphone à Grasset pour hâter la publication d’un article louangeur de Cocteau sur son livre, Proust commence une crise d’asthme et réclame ses gouttes de valériane et ses cigarettes Espic. Il explique alors à Céleste qu’il est « un grand malade » et qu’il a dû donner congé à Nicolas Cottin, qui « a recommencé à honorer Dionysos ». Il lui demande de s’installer chez lui : « Il n’est pas question de moi d’abord, mais de mon livre… que j’ai la mission d’écrire et que je n’écrirai qu’avec votre aide ménagère… si vous voulez bien accepter d’organiser cette maison. » Lui objectant qu’elle est mariée, Céleste lui dit cependant qu’elle reviendra le voir.

NOIR

Dans la troisième scène, Céleste est seule en scène et Proust dans le cabinet de toilette dont la porte est ouverte.

Le début de la scène est ponctué par le jet régulier d’une vingtaine de serviettes sur le tapis de la chambre. Sans paraître les remarquer, Céleste s’affaire à refaire le lit.

Dans cette scène, Proust rappelle à la jeune femme, qui s’est installée chez lui, ses exigences en ce qui concerne la chaleur de l’eau pour sa toilette, « au bord de l’ébullition ». ! A propos de ses sous-vêtements, « ils doivent être réchauffés dans le four de la cuisinière ». Puis, nous assistons au cérémonial de la poudre Legras, vite empêché parce que la bouillote manque de brûler. S’apprêtant à sortir malgré le froid, l’écrivain reparle des Trois Mousquetaires en soulignant « l’effet de l’art », pour ensuite lire à voix haute un extrait de Chateaubriand qui « donne le frisson » à Céleste. S’enquérant d’un téléphonage de Céleste à Montesquiou, Proust se lance dans une imitation de son ami en « imitant sa voix aiguë et gémissante ». Et d’ajouter que plus tard on ne le connaîtra que par le portrait qu’[il] en fai[t] dans son livre ». A son interlocutrice qui lui demande si on a « le droit de faire ça, Monsieur, prendre les gens et en faire des mots, dans un roman », l’écrivain rétorque : « Il n’y a qu’une faute dont le romancier peut se rendre coupable : c’est que son personnage soit moins vrai que son modèle. » Puis, tandis que Céleste aide son maître à s’habiller, et qu’on entend les gothas, tous deux évoqueront la guerre qui fait rage : « de moins en moins d’hommes dans les rues de Paris », « plus un valet de pied », « plus un garçon de café de moins de soixante ans ». Et, devant Céleste éberluée, Proust de s’obstiner à sortir afin de rencontrer un ami italien car, pour son livre, il a besoin d’entendre prononcer senza rigore. « Dire qu’il se ferait tuer pour ça ! » conclut Céleste.

NOIR

Scène 4. Décor dans la pénombre.

Il est au lit, étendu sur le dos, d’une immobilité de gisant, puis sortant un bras hors des draps allume la lampe de chevet et tire enfin sur un des cordons de sonnette.

Entre Céleste.

Nous assistons ici à une petite querelle entre Proust et sa garde-malade. Il n’est pas satisfait du café qui « a passé trop vite » ; il se plaint des courants d’air, de ses boules qui sont presque froides, de la brioche « plus sucrée, moins légère ». Comme il lui reproche sa distraction, Céleste s’insurge : elle a grand sommeil et n’a « pas eu le temps d’aller à la messe ». Et lui de rétorquer : « Et ne pensez-vous pas que soigner un malade est quelque chose de plus noble et de plus méritant aux yeux de Dieu que d’aller à la messe ? » Elle lui dit alors cette phrase qu’il qualifie d’« admirable » : « Et puisque monsieur ne veut pas se soigner, il ne me reste plus qu’à entrer dans sa maladie. » Proust raconte ensuite sa première invitation chez la comtesse Greffulhe, « une beauté mystérieuse et indéfinissable dont tout l’éclat est au fond de ses yeux. » Née Caraman-Chimay, petite-fille de Mme Tallien, « elle descend même par son autre grand-mère, née Pellapra, de l’Empereur lui-même. » Et en plus elle est très intelligente et « a encouragé Branly dans son étude de la télégraphie sans fil. Oui, Céleste ! »  Cette « belle madame » aura nom Oriane de Guermantes dans le livre. « En entrant dans mon livre, elle va avoir droit à un temps où elle va trouver sa forme inaltérable » souligne Proust. Et si son rire « s’égrène comme un carillon de Bruges », dit-il encore, « j’ai pensé au Titanic peu avant le naufrage On dansait dans le grand salon, et puis le choc et l’engloutissement tandis que les musiciens jouaient encore ». L’écrivain évoque ensuite Cabourg, le Grand Hôtel, intimement lié à l’amour de sa grand-mère. Le dialogue s’orientera plus tard vers la visite de Proust rue de l’Arcade ; devant une Céleste (épouvantée), il décrira la scène de flagellation d’un « homme riche et respecté », qu’il a observée « par un judas qu’on a ménagé dans le mur ». Céleste ne comprend pas comment son maître peut oser « mettre tout ça » dans son livre car « ce ne sera pas beau ». A quoi il lui répond : « La beauté, c’est la vérité, Céleste. Oui, l’humble et terrible vérité humaine. Un vieillard tout nu qui se fait flageller peut être infiniment plus beau, aux yeux de l’art, qu’une pure jeune fille respirant une rose. Un jour vous comprendrez cela, Céleste, et ce jour-là vous admettrez qu’il n’y a de vraie vie que dans les mots… » Enfin, dans l’attente du Quatuor Poulet, invité cette nuit-là à jouer chez Proust, celui-ci se remémore quand il était jeune homme à Illiers, « tout imprégné encore des ondes de ce Quatuor », et qu’il lisait un passage de la Sylvie de Gérard de Nerval, qu’il redit à voix haute. Après avoir annoncé à Céleste qu’il a l’intention de la « mettre dans [s]on roman », il s’installe avec son aide dans un fauteuil un plaid sur les genoux, tandis que l’on entend les premières mesures du Quatuor en ré majeur de Franck qu’il écoute les yeux fermés.

NOIR

Dans la dernière scène, Céleste est assise et en attente. On sonne. Elle se lève et passe dans le vestibule. Il entre. Elle le suit.

Revenant d’une exposition, Proust annonce avoir eu « un étourdissement ». Il demande à Céleste de décommander M. Daudet et la princesse Soutzo. « L’amitié vous prend trop de temps » lui confie-t-il. Comme la jeune femme lui dit qu’il aurait dû se marier, il lui répond qu’elle seule aurait pu « accepter de vivre avec [s]on livre entre [eux] deux ». Puis, Proust évoque le destin de son livre : « Dans vingt ans, dans cent ans, mon roman sera mort. Une bibliothèque est un cimetière d’œuvres mortes. » Et elle de lui affirmer : « Il vivra très longtemps, le vôtre… vous verrez ce que je vous dis. » C’est alors que Proust explique à Céleste l’urgence qu’il a éprouvée « à revoir sans tarder » le détail de ce tableau, découvert « il y a très longtemps, en Hollande ». « Un pan de mur… un certain petit pan de mur jaune où se mêlaient subtilement plusieurs couleurs, et c’est cette douceur, cette sérénité que j’aurais voulu obtenir parfois dans ma phrase. (Un temps.) Oui, c’est ainsi que j’aurais désiré écrire. (Un temps.) » Céleste et Proust se mettent alors à corriger le passage « dicté avant-hier… sur Bergotte. » Car c’est Bergotte, l’écrivain, que je vais envoyer visiter cette exposition du Jeu de paume. Reprenez le cahier 14, s’il vous plaît » demande l’écrivain à son aide fidèle. On entend alors Proust dicter le magnifique extrait de la mort de Bergotte avec cette fin inoubliable : « On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » Proust demande alors à Céleste ce qu’elle pense de « ces retouches » et elle lui répond : « Il n’est pas mort, votre Bergotte, il ne peut pas mourir. » Il reprend : « J’ai tant aimé les mots ! Tant d’années ils m’auront tenu lieu de tout. […] Je ne serai l’auteur que d’un seul livre. Il m’a tant demandé. Je lui ai tout donné. Puis, l’écrivain manifeste la crainte du retour de celle qui revient toujours « en septembre, à la date où maman est morte », l’image de la mort. Il demande à Céleste de lui jurer de ne plus laisser entrer quiconque « ni médecin, ni infirmière, ni famille ». (Il lui saisit les mains.) « Ce sont ces petites mains-là qui me fermeront les yeux » dit-il. Tout en souhaitant « revoir encore le début de La Prisonnière », il demande à Céleste qu’elle envoie Odilon chercher une bière glacée au Ritz et lui dit (très bas) : « Revenez-vite. »

La dernière didascalie est la suivante :

Il fixe de nouveau la porte, et émergeant de l’ombre un très grande forme noire s’avance vers le lit.

Il soulève sa main. La forme s’arrête, recule lentement et disparaît. Sa main retombe.

Céleste rentre. Elle va se pencher sur lui. Il a les yeux fermés. Immobile, elle le regarde un moment. Puis elle va s’asseoir dans le fauteuil à son chevet.

NOIR

Cette pièce reprend certes nombre des éléments, connus des proustophiles, qui constituent la légende proustienne. Il me semble cependant qu’elle est fidèle au livre de Céleste Albaret, Monsieur Proust, en montrant les différents aspects de cette relation unique dans la littérature.

Peut-être sera-t-elle bientôt de nouveau adaptée par des fans de Proust.

Jean-Claude Dassonneville (Proust) et Bénédicte Gauriat (Céleste)

 

Partager cet article
Repost0
19 novembre 2022 6 19 /11 /novembre /2022 16:05

Sur Culture Box, dimanche 13 novembre 2022, j'ai regardé la retransmission du Théâtre de l'Epée de bois de Cahier d'un retour au pays natal (1939) d'Aimé Césaire, avec le formidable Jacques Martial. Ce dernier a adapté l'oeuvre et l'a mise en scène en 2003 pour ensuite la jouer autour du monde. Pourtant ce n'est que depuis mai 2022 qu'on peut voir en France ce texte essentiel sur la négritude.

Avec son corps puissant, sa gestuelle inventive, sa voix vibrante, tantôt sourdement violente, tantôt caverneuse, le comédien incarne avec force et passion ce long poème qui exprime les douleurs de la servitude et la fierté de l’âme noire.

Devant un rideau tout en couleurs, le comédien vêtu de vieilles hardes, portant des sacs remplis de tissus de madras qu’il jette, déploie ou tord, rejoue devant nous le long parcours des noirs de l’esclavage à la libération, de la soumission à la révolte. La langue « archipélisée » de Césaire l’exalte, nous exalte, l’emporte et nous emporte.

J’avais étudié ce texte capital avec mes élèves de Terminale L et j’aurais aimé les emmener à un tel spectacle car si Césaire se lit, sa langue flamboyante aspire surtout à se faire entendre.

 

Partager cet article
Repost0
Published by Catheau - dans Théâtre
18 novembre 2022 5 18 /11 /novembre /2022 09:37

 

 C’est le soir

surprenant

subreptice

silencieux

sublime

le soleil

se glisse

sur la soie 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 novembre 2022 6 05 /11 /novembre /2022 21:14

Berthe Morisot étendue (1873), Edouard Manet

 

« Au musée Marmottan »

 

C’est un matin d’octobre

au musée Marmottan

une Parisienne

tout en frange et en boucles

serpente dans les toiles

et un homme soudain

la prenant par la main

la mène à un portrait

de Berthe Morisot

qui fut peint par Manet

surprise elle regarde

c’est elle qu’elle voit

 comme dans un miroir

 elle se dit c’est Moi

la belle ténébreuse

avec ses yeux verdâtres

que le peintre fit noirs

en « l’élément Goya »

d’une brune Olympia

 

Le 05novembre 2022

 

Ce petit poème m’a été inspiré par une rencontre en peinture, que m’a racontée une amie, et qui est arrivée récemment à sa fille.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
24 octobre 2022 1 24 /10 /octobre /2022 17:33

 

A la fin de septembre

Les journées raccourcissent

Les feuilles sont de l’ambre

Et les roses blêmissent

 

A la fin de septembre

Les raisins ronds mûrissent

Il fait froid dans la chambre

L’été c’était jadis

 

Le 26 septembre 2022

 

Partager cet article
Repost0
17 octobre 2022 1 17 /10 /octobre /2022 16:51

 

Cette année, mon groupe de lecture a choisi de découvrir la littérature lusitanienne. Pour notre première rencontre, nous avons eu la présentation par notre amie Catherine d’un des derniers ouvrages de José Saramago (1922-2010), Le Voyage de l’éléphant (2008). Je restitue ici les notes que j'ai prises en les complétant parfois.

On retiendra d’abord que le grand critique Eduardo Lourenço considère que la vie de José Saramago est « un véritable miracle ». En effet, né à Ribatejo, en 1922, au sein d’une modeste famille d’origine paysanne, il apprend très jeune le métier d’ajusteur, pratique ensuite le journalisme et la traduction, bien avant de devenir l’écrivain autodidacte qui connaît un succès tardif et obtient finalement le Prix Nobel de Littérature en 1998. Ce sont ses humbles origines, jamais reniées, qui irrigueront son œuvre et sa pensée. Il le dira en effet dans son discours du Nobel : « L’homme le plus sage que j’ai connu durant toute ma vie ne savait ni lire ni écrire. A quatre heures du matin […], il quittait sa couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une demi-douzaine de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa femme et lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands-parents maternels : de l’élevage des cochons qui, après le sevrage, étaient vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du village dans la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre. » Toute son œuvre sera consacrée à son intérêt pour les anonymes, les opprimés et c’est bien l’humanité qui constitue la toile de fond de ses romans.

Auteur d’une œuvre variée (poésie, essais, journaux, théâtre, contes et nouvelles, une vingtaine de romans) et controversée, notamment après la publication de L’Evangile selon Jésus-Christ (1991), en 1992, Saramago choisira l’exil à Lanzarote avec son épouse. Il obtiendra le Nobel de Littérature en 1998, « pour avoir, grâce à ses paraboles soutenues par l’imagination, la compassion et l’ironie, rendu sans cesse à nouveau tangible une réalité fuyante dans une œuvre aux profondeurs insoupçonnées et au service de la sagesse ».

De José Saramago, on ne retient souvent que la radicalité stylistique dont il convient de parler. "L’écrivain possède en effet une écriture particulière : qu’ils soient direct ou indirect, les styles ne sont pas séparés, les phrases sont longues et explicatives, toutes les pensées sont décortiquées et analysées, et mêlés à tous ces commentaires, les dialogues de ses personnages, dont seules les virgules permettent de saisir qui est le locuteur. Le discours direct est ainsi rendu très simplement : une virgule puis une capitale initiale. Sous sa plume, pas de deux-points, ni de point-virgule, non plus que guillemets ou parenthèses. En guise de ponctuation, seulement des points et des virgules. Auxquels s’ajoutent les capitales de début de phrase (la capitale initiale peut être considérée comme un signe de ponctuation). Lesdites capitales ne servent qu’à cela, chez Saramago, et les noms propres en sont dépourvus, y compris dieu !

Ce choix particulier permet de resserrer la narration, en y fondant le dialogues et les citations. Nous pourrions dire que cette ponctuation, qui repose entièrement sur la virgule (le point, vrai point final, n’intervenant que pour conclure les phrases), sans fioriture, se rapproche de la ponctuation sobre du XVIIe siècle, celle d’un La Fontaine, par exemple, dans les éditions originales (dans les éditions actuelles, celle-ci est « modernisée », c’est-à-dire très augmentée, ainsi que l’orthographe). Enfin l’usage de la capitale est réduit à sa plus simple expression : marquer les commencements, les « têtes » de phrase, d’où le nom de « capitale », comme lors du Moyen Age (où l’on parlait aussi de versale)." Certes, il faut un petit temps d’adaptation pour entrer dans la lecture du roman, mais, très vite, cela ne pose plus de difficultés.

La trame du Voyage de l’éléphant (roman, conte ou fable) est la suivante : en 1551, le roi de Portugal João III offre à l’archiduc Maximilien d’Autriche, gendre de Charles Quint, un éléphant d’Asie, Salomon, qui vit depuis 2 ans à Belem avec son cornac Subhro. De Lisbonne à Vienne, en passant par les plateaux de la Castille, la Méditerranée, Gênes et la route des Alpes, Salomon, objet d'absurdes stratégies, traverse l’Europe au gré des caprices royaux, des querelles militaires et des intérêts ecclésiastiques, soulevant sur son passage l'enthousiasme des villageois émerveillés. Le roman trouvera son origine dans un voyage que fit l’auteur à Salzbourg. Il y découvrit dans un café de petites sculptures en bois retraçant l’itinéraire de l’éléphant. Ce fut le déclic qui lui donna l’envie d’écrire un livre sur ce périple invraisemblable.

L’ouvrage présente de nombreux aspects, le premier étant politique. En effet, c’est le roi du Portugal qui prend l’initiative de ce cadeau cocasse et poétique à Maximilien d’Autriche. C’est ainsi que l’éléphant acquiert une importance diplomatique. Il s’agit ensuite d’un voyage initiatique du mois d’août 1551 à janvier 1552. La caravane est affrontée à d’innombrables difficultés, causées par un espace géographique accidenté, les besoins élémentaires de l’éléphant, la dispersion du cortège, le passage des frontières, la promiscuité entre tous le membres de l’aventure, les aléas climatiques et le hasard des rencontres. Un véritable roman de formation !

Ce voyage permet cependant aux différents protagonistes de faire l’expérience de l’altérité. Il y a d’abord la stupéfaction et parfois la peur des habitants des villages traversés, lesquels n’ont jamais vu ni éléphant ni cornac. Subhro (c’est son nom), qui se dit « plus ou moins chrétien » par peur de l’Inquisition, permettra à certains de découvrir le panthéon hindouiste. Quant au commandant de la caravane, son attitude vis-à-vis du cornac se modifiera tout au long du parcours, et il connaîtra la tristesse lors de leur séparation. Lors de l’arrivée à Vienne, l’archiduc lui-même sera reconnaissant envers le cornac et lui tendra la main quand ils se quitteront.

Quelques mots sur ce pachyderme Salomon au destin singulier. Il apparaît comme l’alter ego de Subhro (qui signifie « blanc » en bengali), le cornac, les deux ne formant qu’un. L’éléphant est l’élément moteur de la caravane, qui est contrainte de suivre le rythme d’un animal qui boit 300 litres d’eau et dévore 300 kilos de matière végétale par jour, sans oublier la sieste quotidienne de deux heures. Salomon est un personnage à part entière, à qui l’auteur prête des sentiments humains. Doté d’une âme, il fait montre de courage, de force, d’une résistance innée, allant même jusqu’à se poser des questions métaphysiques. Il subira la loi éternelle de la vie : triomphe et oubli. Il mourra deux ans après son arrivée à Vienne. « En plus d’avoir écorché salomon, on lui coupa les pattes de devant afin qu’après les indispensables opérations de nettoyage et de tannage, elles pussent servir de réceptacles à l’entrée du palais pour les cannes, bâtons, parapluies et ombrelles estivales. »

Avec le sort tragique de cet éléphant, l’ouvrage soulève aussi le thème de la destinée humaine, annoncé dans l’exergue : « Nous arrivons toujours à l’endroit où nous sommes attendus. » (Le livre des itinéraires). Tout ce long voyage n’est-il pas le symbole de notre passage sur la terre ? Vers la fin du récit, Subhro, qui se décrit comme « une sorte de parasite » de salomon, « un pou perdu dans la soie de [s]es lombes, » un « parasite, un appendice », lui dit : « La vie des hommes est courte, comparée à celle des éléphants, c’est de notoriété publique ». La mort de l’éléphant est bien le signe que la mort est toujours au bout du chemin. C’est d’ailleurs la triste fin du pachyderme qui a incité Saramago à écrire son histoire.

Dans ce livre on sera encore sensible à la thématique de l’identité qui se manifeste à travers le changement des noms des deux principaux protagonistes. Salomon devient soliman et subhro est affligé du prénom de fritz par l’archiduc. : « C’est un nom facile à retenir, de plus il y a déjà une quantité considérable de fritz en autriche, tu seras un de plus, mais le seul avec un éléphant, Si votre altesse le permet, je préférerais garder mon nom de toujours, » Subhro, pourtant, s’interroge sur sa propre identité : « je ne suis pas né pour être cornac, en vérité aucun homme ne naît pour être cornac, quand bien même aucune autre porte ne s’ouvrirait pour lui de toute son existence ». Il s’oppose ainsi à la fatalité du sort des humbles.

Un des intérêts majeurs de ce livre surprenant est donc qu’il propose une critique ironique de la société. En premier lieu, il fustige le fonctionnement du pouvoir et la pesanteur de l’administration. Il ridiculise notamment des attitudes figées et un langage codifié. Il en va ainsi de la lettre que le roi du Portugal dicte à son secrétaire pêro de alcáçova carneiro, « une lettre qu’il ne parvint pas à bien formuler ni à la première tentative, ni à la deuxième, ni à la troisième, » Il met en exergue le ridicule honneur des soldats portugais et espagnols ou des Autrichiens « qui se croient supérieurs aux autres, c’est un péché généralisé ». La noblesse aussi est malmenée par l’auteur. Songeons au roi du Portugal, contraint de monter sur une échelle pour observer le pachyderme, qu’il observe avec irritation et répugnance. João III est par ailleurs dans l’ignorance de l’identité de Soliman, le sultan ottoman ! Quant au couple de l’archiduc Maximilien et de son épouse Marie d’Autriche, ils semblent surtout préoccupés de procréer des rejetons. Ils en eurent seize !

En plein avènement du protestantisme, le clergé catholique n’est pas épargné. Le lecteur sourit devant la remarque de l’archevêque de Valladolid qui trouve que c’est « un beau gâchis » de couvrir l’éléphant avec un magnifique tissu qui aurait pu faire un dais magnifique. Il assistera à l’exorcisme de l’éléphant qui enverra valser le prêtre ; devant la basilique de Padoue, il sourira au pseudo-miracle qui voit le gros animal s’agenouiller pour atténuer la prédication protestante (C’est l’époque du concile de Trente qui initie la Contre-Réforme). Les allusions à la Bible sont d’ailleurs très nombreuses et souvent utilisées avec humour sinon ironie.

Avec cet ouvrage, tout rempli de clins d’œil au lecteur, on découvre donc une critique globale de la société et des hommes. C’est encore au travers de nombreux personnages anonymes que l’auteur fait ressortir les défauts et faiblesses humaines, comme l’égoïsme, l’ambition et la bêtise. Ainsi on rira lorsque Subhro négociera les poils de l’éléphant, efficaces, dira-t-il, contre l’alopécie.

Dans ce roman, Saramago utilise une base historique limitée qu’il métamorphose grâce à son imagination débridée. Dans une intervention du narrateur, on trouve cette explication : « L’on a du mal à comprendre pourquoi l’archiduc maximilien avait décidé de faire le voyage de retour à cette période de l’année, mais l’histoire a consigné ce fait incontestable et documenté, avalisé par les historiens et confirmé par le romancier à qui il faudra pardonner certaines libertés au nom, non seulement de son droit à inventer, mais aussi de la nécessité de combler certaines lacunes afin de ne pas perdre complètement la sainte cohérence du récit. […] En vérité je vous dirai, en vérité je vous le dis, il vaut mieux être romancier, inventeur de fictions, menteurs. »  On pense au « mentir-vrai », cher à Aragon.

Cependant, dans ce livre drolatique comme dans la majorité de ses œuvres, Saramago demeure fidèle à ses origines en s’intéressant aux anonymes. Ce qui l’intéresse, c’est la petite Histoire, quand il s’agit de « désenterrer les hommes vivants », de rendre hommage aux « vies perdues », de racheter les vies humbles. « le cornac subhro, ou blanc, s’apprête à être le deuxième ou le troisième personnage de cette histoire, le premier étant par primauté naturelle et du fait de son rôle essentiel l’éléphant salomon, et ensuite, le disputant en qualités, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt à cause de ceci, tantôt de cela, ledit subhro et l’archiduc. »

On notera que le narrateur du roman est omniscient et que l’emploi de la première personne du pluriel permet au lecteur de collaborer à l’histoire et à la liberté de ton d’un narrateur qui exploite aussi bien le clin d’œil que la raillerie corrosive. Dans une langue souvent empreinte d’oralité, Saramago multiplie les registres de langue, pratique le décalage et les ruptures de ton, maniant aussi les proverbes et le registre du conte populaire. Si l’on accepte la définition propre à Saramago, selon lequel tout roman comporte une histoire d’amour (?), Le voyage de l’éléphant appartiendrait plutôt au genre du conte, voire à celui de la fable. Quel que soit le choix que l’on fait, n retiendra surtout que la subversion morale, philosophique et éthique qui se dégage de l’œuvre permet un recentrage sur les valeurs humaines défendues par l’auteur.

J’ai aimé cette approche de la littérature lusitanienne par le biais de cet auteur, humaniste et rebelle. Selon Maria Graciete Besse, « son œuvre est, de toute évidence, un remarquable instrument d’exploration du réel et d’analyse de la société qui aiguise notre sens critique et nous aide à mieux comprendre le monde qui nous entoure, car si « la littérature ne permet pas de marcher, […] elle permet au moins de respirer » (Barthes). C’est cette respiration profonde du monde que nous offre la fiction de José Saramago, faite de lucidité, de colère et de sérénité, mais également empreinte de générosité et de confiance dans un monde plus humain. »

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 10:22

 

C’était hier soir, samedi 15 octobre 2022, dans la cave communale de Rou-Marson, « la capitale de la fouée », au pied du château. Jean-Baptiste Rivaud, professeur en hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon, y proposait une causerie sur Gargantua (1534) et la guerre picrocholine. Auprès du four rougeoyant, prêt à cuire les fouées ou fouaces, il a rappelé l’origine de cette guerre rabelaisienne qui opposa Grandgousier, père de Gargantua et monarque pacifique, à Picrochole, l’homme tyrannique, maître de Lerné, emporté par la bile noire de sa « cholère ». On sait que ce conflit naquit en automne d’une altercation dérisoire à propose d’une histoire de fouaces que les fouaciers de Picrocole refusent de vendre aux bergers de Grandgousier. On se rappelle aussi le combat épique et burlesque du moine, frère Jean des Entommeures, pour défendre le clos de vigne de son abbaye.

Frère Jean des Entommeures (Entamures : hâchis)

« En cettui temps qui fut la saison de vendanges au commencement d'automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel temps les fouaciers deLerné passaient le grand carroi menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Lesdits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. […] À leur requête ne furent aucunement enclines les fouaciers, mais (que pis est) les outragèrent grandement les appelant « Trop dieux, brèche-dents, plaisants rousseaux, galliers, chienlits, averlans, limes sourdes, fainéants, friandeaux, bustarins, talvassiers, rien-ne-vaux, rustres, chalands, happe-lopins, traine-gaines, gentils floquets, copieux, landorés, malotrus, dandins, baugeards, taisez gaubregeux, goguelus, claque-dents, boyers d'étrons, bergers de merde : et autres tels épithètes diffamatoires, ajoutant que point à eux n'appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu'ils se devaient contenter de gros pain, balle, et de tourte. »

Jean-Baptiste Rivaud avait organisé sa causerie en trois parties : il nous a d’abord proposé de réfléchir sur ce qu’est un bon gouvernement, insistant sur le devoir de protection de Grandgousier vis-à-vis de ses gens et sur son pacifisme.

Gargantua par Gustave Doré

Sa seconde partie était consacrée à l’éducation de Gargantua, qui passe d’une éducation scholastique sclérosée à une nouvelle éducation, fondée sur une relation pédagogique entre le maître et l’élève, un savoir encyclopédique (parfois excessif), l’ensemble étant baigné dans la lumière divine.

La dernière partie évoquait l’abbaye de Thélème, une abbaye « à rebours », qui n’aura pas de murailles. « Théléma », en grec, signifie « volonté, bon vouloir », c’est-à-dire libre arbitre, maîtrise et disposition de sa volonté propre. La règle de ce lieu utopique est l’absence de règle. Son unique commandement, inscrit en lettres capitales, étant « FAY CE QUE VOULDRAS », il s’agit donc d’un contrat de liberté. « Parce que gens libères, bien nés et instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un aiguillon, qui toujours les pousse a faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. »

Le conférencier a achevé sa communication en mettant en relation Thélémisme et Pantagruélisme : le « bon vouloir », la bienveillance et la valorisation de la compassion, la défense de la justice et l’Evangélisme, sans omettre le plaisir et le luxe.

C’était une conférence passionnante qui s’est achevée, comme il se doit, par une dégustation de fouées, cuites par les bénévoles de Rou-Marson, dans une ambiance chaleureuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 10:01

Aussi loin que je remonte dans mon passé, j’ai toujours eu les chevaux pour compagnons et je ne peux imaginer une vie sans eux. Comment pourrais-je oublier la maison normande de briques rouges de mon enfance et sa modeste écurie, installée dans les communs ? C’était le bonheur chaque matin quand apparaissait, au-dessus du battant bas de  la porte vachère, la tête racée et fière de mon cheval Kairouan, attendant sa ration d’avoine. J’aimais aussi le moment de le seller avant de partir en balade. J’avais en effet hérité de la petite selle d’armes de mon grand-père paternel que j’entretenais avec amour. Elle m’inscrivait dans une lignée, celle des amants du cheval, des êtres au caractère passionné certes mais ombrageux bien souvent. Les longues promenades avec Kairouan sur les bords de l’Eure ou dans les bois de Bord-Louviers demeurent parmi mes plus beaux souvenirs.

Plus tard, au gré des différentes maisons que j’ai habitées, je n’ai eu de cesse d’avoir un ou deux chevaux. Il était impensable qu’en me levant je ne puisse apercevoir dans la prairie avoisinante les gambades d’un selle français ou entendre le hennissement matinal d’une petite jument arabe. Assez vite d’ailleurs, je n’ai plus aimé que les juments. Vous me direz que c’est étonnant car leur réputation n’est pas des meilleures. On les dit lunatiques, caractérielles, dominantes, jamais contentes : de vraies pestes en somme ! Peut-être me ressemblent-elles trop. Ne serait-ce pas pour cela que je les aime tant ? Oui, je crois bien que la jument est mon miroir.

Et si vous voulez me prêter l’oreille, j’aimerais vous raconter une étrange histoire qui m’est arrivée avec une jument. Je l’avais achetée à un éleveur qui avait fait faillite et avait été contraint, la mort dans l’âme, de vendre ses chevaux. Il m’avait dit avec mélancolie : « Vous verrez, cette jument, c’est une espèce d’homme ! » Et comme avec un homme, cela avait été une véritable rencontre amoureuse. Lisle des Etangs – c’était son nom - était d’un bai brun profond, avec une puissante crinière noire et son ardeur répondait à la mienne ; elle était vive mais docile, aux aguets mais courageuse. Lors de nos longues et chaudes promenades estivales parmi les clos-masures, sous les ramures rousses et automnales des hêtres et des chênes, au printemps, quand les pommiers étaient en fleurs, j’ai passé avec elle des heures de sérénité intense, dans une communion inexprimable. Quand je repense à ces moments, je me rappelle les vers de Tristan Corbière : « J’ai la tête dans ta crinière/ Mes deux bras te font un collier… » Comme avec celui qu’on aime, avec elle j’étais transportée hors du monde.

Et puis, au hasard d’un déménagement, j’ai dû me séparer de cette jument bien-aimée. Lorsqu’elle est montée dans le van du club d’équitation qui l’avait achetée, j’ai éprouvé un véritable arrachement et son dernier regard de reproche m’a laissée dévastée. Dans les temps qui ont suivi, je n’ai cessé de penser à elle et j’éprouvais un vif sentiment de jalousie pour tous ces inconnus qui devaient la monter, sans vraiment la connaître. Je rêvais souvent d’elle, je la voyais rétive et couchant les oreilles, refusant le cavalier et le jetant à terre. J’en ressentais une jouissance malsaine, me persuadant ainsi qu’elle ne m’avait pas oubliée. Son souvenir était devenu obsessionnel.

Or, il y a quelque temps, par un bel après-midi de fin d’été, circulant en voiture dans un coin que je connaissais peu, du côté d’Harcanville, je me suis arrêtée près d’une pâture où caracolaient des chevaux. Je ne résiste jamais à l’appel des chevaux. Ceux-là sont venus auprès de moi, ils ont passé la tête au-dessus de la clôture, ils se sont laissé caresser. Et tandis que je passais ma main dans leur crinière flottante, que je flattais leurs naseaux humides et plongeais mon regard dans leurs yeux émouvants, j’ai été lentement la proie d’un étrange vertige. Mon cœur s’est mis à palpiter, mes mains sont devenues moites, une suée morbide a mouillé mon front, une mystérieuse angoisse s’est instillée en moi. Je me suis maladroitement appuyée contre les pieux de la barrière avant de m’effondrer sur l’herbe : j’ai cru que j’allais mourir. Les têtes des chevaux au-dessus de moi se sont rapprochées, confondues et fondues en une seule : dans une sorte d’état comateux, j’ai aperçu la tête inoubliable de Lisle des Etangs flotter comme dans un halo tel que l’on en voit en mandorle dans les « noirs » d’Odilon Redon. Mais la jument n’était pas parmi ces chevaux !

J’ignore combien de temps a duré ce malaise : je me suis retrouvée dans ma voiture, le cœur au bord des lèvres et l’esprit bouleversé. Que m’était-il arrivé aux abords de cette prairie pour que je m’évanouisse ainsi ? En me regardant avec appréhension dans le rétroviseur, j’ai vu un visage blafard, halluciné et je ne me suis pas reconnue. Pendant plusieurs semaines, j’ai été hantée par cet incident et l’image de ma jument Lisle des Etangs – en suspension dans l’air -  ne m’a pas quittée.

Et puis il y a eu ce jour noir dans la salle d’attente du médecin où, feuilletant un exemplaire du Courrier Cauchois en date du mois de mai, je suis tombée sur un article qui m’a fait battre le cœur. J’ai eu de la peine à déchiffrer les mots suivants : « La jument Lisle des Etangs, âgée de 18 ans, ne s’est pas remise de sa chute dans une "bétoire". Elle laisse un grand vide dans le cœur de sa propriétaire. » Il y était encore précisé que l’accident avait eu lieu dans les environs d’Harcanville. Sous ces lignes, dont les lettres dansaient follement sous mes yeux, il y avait la photo horrible de ma jument, dont seules la tête et les deux jambes antérieures dépassaient du trou tragique. J’ai soudain froissé violemment le journal dans mes mains, l’ai abandonné sur la table devant les yeux étonnés des autres patients et j’ai quitté précipitamment le cabinet médical.

Je suis rentrée chez moi dans un état d’agitation extrême mêlé au sentiment d’une solitude infinie. Puis c’est la colère qui m’a envahie toute : comment sa propriétaire avait-elle pu laisser Lisle des Etangs dans ce pré humide et meuble ? Pourquoi ne l’avait-elle pas rentrée à l’écurie après les pluies torrentielles, ces méchantes « vouéchies » d’un mois de mai pourri ? Après, il avait été bien tard pour pleurer sa « précieuse », partie ainsi qu’elle le disait dans l’article au « paradis des chevaux ». J’avais horreur de cette sensiblerie alors que lui avait manqué la plus élémentaire prévoyance et que son attitude était, selon moi, de la non-assistance à jument en danger. Je me disais qu’avec moi, un tel accident ne serait jamais arrivé et j’ai haï cette femme inconnue.

Je me posais mille questions sans réponse : pourquoi les secours n’étaient-ils pas parvenus à la sauver ? Qui les avait appelés ? Les images obsédantes de ma jument s’enfonçant inéluctablement dans la prairie mouillée tourbillonnaient sans fin dans ma tête et je ressentais sa terrible angoisse. Combien de temps ce lent naufrage avait-il duré ? L’article expliquait qu’après bien des essais infructueux, on avait fini par l’extraire de ce trou mortifère. La mort cependant avait eu raison du courage et de la résistance de la jument.

Vivant depuis longtemps en Pays de Caux, certes, je connaissais les marnières, creusées autrefois pour extraire la marne nécessaire à l’amendement des terres, et auxquelles on accédait par des puits. Des bétoires, « bétoures » ou « boitouts », en revanche, on m’avait dit qu’elles avaient une origine naturelle et qu’elles résultaient de la dégradation physique et chimique de la craie, causée par les eaux pluviales. C’est à propos de ces cavités inquiétantes et soudaines que circulaient des histoires de disparitions mystérieuses, comme Maupassant aurait pu en raconter. Mais pour moi, c’était surtout un amoureux des chevaux, cet écrivain qui avait su décrire avec tant de compassion la mort lente du pauvre Coco, le vieux cheval inutile, attaché à son piquet, et que le garçon de ferme Zidore laisse mourir de faim ? Dans ma pauvre tête sens dessus dessous, soudainement, les deux bêtes n’en firent plus qu’une et je souffris avec elles les affres de leur long martyre.

Un très long temps passa avant que je n’apprivoise le souvenir de la mort de Lisle des Etangs, ma compagne des jours heureux. Mais chaque fois que je passe devant un pré où s’ébrouent des chevaux, telle une ombre glisse sur moi le souvenir de cet après-midi d’automne, près d’Harcanville, où j’avais pressenti – le mot est-il juste puisqu’elle était déjà morte ? –  et revécu la disparition de ma jument.

Nouvelle librement inspirée de faits réels qui m’ont été racontés.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 18:03

Marguerite Yourcenar

Préparant une communication sur L’Œuvre au noir, je redécouvre les liens qui existent entre Proust et Marguerite Yourcenar. Ainsi, Patricia Oppici, dans un article intitulé « Marguerite Yourcenar, lectrice de Proust », cite Marthe Peyroux qui indique que « l’auteur d’A la recherche du temps perdu est l'écrivain le plus cité par Yourcenar, soit dans de brèves incises, soit dans des commentaires parfois assez étendus. L’auteur des Mémoires d’Hadrien a indiqué qu’elle avait connu l’œuvre de Proust « à vingt-quatre ou vingt-cinq ans » et qu'elle l'avait relue ensuite « sept ou huit fois ». Pendant ses années d’enseignement (pour des raisons alimentaires) à Sarah Lawrence College, elle a proposé un cours sur Un amour de Swann et en une conférence sur la totalité de l'œuvre proustienne.

Dans Les Yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey (1980), elle explique : « Parmi les grands écrivains du début du siècle, je crois que je retiendrai surtout Marcel Proust. J’aime chez lui la grande construction thématique, la perception exquise du passage du temps et du changement qu’il produit dans les personnalités humaines, et une sensibilité qui ne ressemble à aucune autre. » Elle précise que c’est son génie qui l’attire : « Il m’importe peu que ses méthodes et ses choix diffèrent des miens : au contraire, j’y vois une chance de m’enrichir de ce qui m’est étranger. » Et de poursuivre : « Son égotisme ne me gêne pas ; ce serait le mien qui me gênerait. Ce qui me gênerait plutôt chez lui, c’est, mêlée à un réalisme admirable (personne n’a mieux fait entendre les voix que ne l’a fait Proust, don que Balzac n’avait pas, ou qu’il a dédaigné d’utiliser), une tendance au mensonge. J’ai du mal à accepter les jeunes filles en fleur si peu jeunes filles, l’absurde invraisemblance des scènes (qu’il a considérées, si l’on peut dire, comme des scènes pivots),  où le héros se change en voyeur (Marcel devant la maison Vinteuil, Marcel épiant Charlus), les conversations dans lesquelles il fait exprimer à des interlocuteurs, en les blâmant, des vues qui étaient probablement siennes, comme ces réflexions de Charlus sur l’absurdité de la guerre, vers 1917, que Marcel est supposé désapprouver, alors que Proust ne pouvait pas ne pas penser à peu près les mêmes choses. Mais un grand écrivain doit être accepté tout entier. On n’imagine pas A la recherche du temps perdu autrement qu’il est. » Et encore : « Vous dirai-je que je suis de ces amateurs qui, reprenant Proust presque chaque année, rouvrent volontiers l’ouvrage au début Du côté de Guermantes pour lire ensuite d’un trait jusqu’au bout ? A coup sûr, Swann est bien beau, mais d’une beauté encore pénétrée de la langueur d’une époque heureuse, et plus j’avance dans l’œuvre, plus j’ai l’impression de me rapprocher du plus profond Proust, jusqu’à ce que j’arrive enfin dans les dernières pages du Temps Retrouvé à l’éternelle poésie de l’extraordinaire Danse des morts. »

Grace Frick

La sexualité et les relations sentimentales douloureuses, présentes et chez Proust et chez Yourcenar, sont des thèmes qui animent cette dernière en raison de sa propre expérience ; ils reviennent très régulièrement dans ses publications. C’est en 1937 à Paris qu’elle rencontre celle qui allait devenir sa compagne de quarante-deux années, l’universitaire Grace Frick (1903-1979), qui sera aussi sa traductrice. Sur sa tombe, elle fait inscrire « Hospes comesque », c’est-à-dire « Hôte et compagne ». Dans les années 1930, elle aura auparavant aimé la belle Athénienne Lucia Kiriakos, morte en 1941 lors d’un bombardement. Elle lui dédiera une brève épitaphe : « Le ciel de fer s’est abattu/ Sur cette tendre statue. »  Elle éprouvera aussi une grande passion non réciproque pour l’écrivain André Fraigneau, lui-même homosexuel. Cette expérience douloureuse lui inspirera Le Coup de grâce (1939). Il y aura aussi Andreas Embiricos, poète, psychanalyste et armateur, qui lui conseillera de tenir un journal et de noter ses rêves. En naîtront Feux, Les Songes et les sorts et Nouvelles orientales. Ils se sépareront en 1937. Peu avant la mort de Grace Frick, Marguerite Yourcenar rencontre Jerry Wilson, qui sera son nouveau compagnon de voyage. Elle croit avoir trouvé avec lui « l’intelligent amour » qui n’implique plus les sens. Leur relation sera cependant entachée par la jalousie, le jeune homme étant homosexuel. Il mourra du sida en 1986.

André Fraigneau

On sait que Marguerite Yourcenar détestait l'emploi du mot même d'« homosexualité », un « terme que je trouve fâcheux » dit-elle. Elle ne l'utilise spontanément qu'à de rares reprises, par exemple dans la préface qu'elle consacre à sa traduction des poèmes de Constantin Cavafy. Il serait sans doute plus juste de parler pour elle de bisexualité. Elle est en effet toujours restée très secrète sur sa sexualité, tout comme ses biographes. Elle affirme qu’« en matière de vie personnelle il faut ou bien dire tout fermement et sans équivoque possible ou au contraire ne rien dire du tout », et que d'ailleurs, elle a cherché, tentative bien paradoxale de s'exclure de ses propres œuvres : « J'ai tâché d'encombrer le moins possible mes ouvrages de mon propre personnage. On ne le comprend guère. Les interprétations biographiques sont, bien entendu fausses et surtout naïves. »

Andrea Embiricos

Dans Alexis ou le traité du vain combat, le personnage est « un jeune homme marié depuis deux ans, qui écrit à sa femme au moment de la quitter les raisons pour lesquelles il s’en va ». Avec Alexis, tenté par l’homosexualité, elle choisit un « sujet frappé d’interdit » pour faire son entrée en littérature et précise que cela lui « était bien égal ». Dans cette longue lettre, le mot « homosexualité » n’apparaît à aucun moment ; l’auteur le considérait comme froidement médical et clinique. Dans les œuvres qui suivent, ses personnages sont souvent bisexuels. Dans Les yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey, elle l’affirme clairement : « Ces personnages sont d’ailleurs bisexuels plutôt qu’homosexuels. » Dans Le Coup de grâce (1939), le héros, Erich von Lhomond, semble plus attaché à son ami intime, Conrad de Reval, qu’à sa sœur Sophie, amoureuse de lui. Les Mémoires d’Hadrien (1951) relatent l’amour passionné de cet empereur romain pour Antinoüs mais il a aussi « une amitié amoureuse avec Plotine. Zénon Ligre, le héros de L’Œuvre au noir (1968), connaît une grande passion pour son compagnon, Alei, qui lui apprendra la souffrance, mais il ne s’interdit pas les amours féminines. « Zénon n’est pas ce qu’on appelle aujourd’hui un homosexuel, c’est un homme qui a des aventures masculines de temps en temps », dit Marguerite Yourcenar. Enfin dans Mishima ou la Vision du vide (1981), l’auteur analyse la vie et l’œuvre de cet écrivain japonais, ouvertement homosexuel. En matière de lesbianisme, il n’y aurait que Marguerite d’Autriches dans L’Œuvre au noir, parce que, dit-elle, « Brantôme indique le fait ».

Jerry Wilson

Pour en revenir à Proust, Marguerite Yourcenar, qui vit son homosexualité de manière naturelle,  est plutôt de l’avis de Gide qui la revendiquait. Elle semble choquée par la peinture de l'inversion sexuelle présentée dans Sodome et Gomorrhe (qualifiée de "grotesque et abjecte" dans le Journal gidien). Elle reproche à Proust de ne montrer que les aspects les plus négatifs de l’homosexualité : « Même de l'inversion sexuelle, dont il avait une expérience directe, Proust avait une conception grotesque et équivoque. L'inverti est pour lui un homme-femme, une atroce plaisanterie de la nature. Il me semble qu'il fait fausse route. »

On sera étonné de son jugement ambigu sur le personnage du baron de Charlus, homosexuel notoire, qu’elle développe dans ses Carnets de notes de L’Œuvre au noir, et dont elle trouve que Proust s’en sert ad nauseam. Si elle a bien compris que comme le disait Proust lui-même, « c’est le noyau de [s]on affaire », elle écrit : « A la vérité, M. de Charlus change au cours de l’immense Temps perdu, mais ce changement se produit le long d’une courbe très précise que semble d’avance avoir déterminé l’auteur (elle n’en est pas moins juste pour cela) ; en fait, et mis à part ce développement essentiel, les innombrables entrées et sorties de M. de Charlus sont prévues comme celles d’un clown favori et monotones comme elles : Charlus finit par être à la fois la cible dans laquelle l’auteur décoche des traits destinés en réalité à soi-même, et le compère qui prend la parole pour lui. Ce Charlus inépuisable fait l’effet d’une de ces vieilles plaisanteries de famille dont on ne se lasse pas à l’intérieur d’un milieu ou d’une clique donnée, et dont Proust lui-même a si admirablement montré le mécanisme. Mais ces procédés, qui exaspéreraient chez un moindre écrivain, ont simplement pour résultat chez Proust de nous sur-saturer du Charlus, comme nous sommes sur-saturés de telle personne que nous rencontrons sans cesse. Il existe jusqu’à nous excéder. » Elle trouvait sans doute trop caricatural ce personnage d’homosexuel et il est vrai que ses propres personnages ne le sont jamais.

Dans Les yeux ouverts, Marguerite Yourcenar place le problème de l’homosexualité sur le plan de la liberté. Pour elle, l’homosexualité est un faux problème : « Immensément faux, dit-elle, Il devrait se résoudre un jour – bientôt peut-être – par plus de liberté si les choses allaient bien, mais voyez la régression en toute matière dans certains pays islamiques, le Pakistan ou l’Iran, qui ont aussi rétabli le Code pénal du Moyen Age, et même plus dur qu’au Moyen Age, en Iran. En matière de mœurs, on peut toujours s’attendre à ce que la déraison renaisse sur tous les points. » Et la seule attitude à adopter est de « lutter contre elle ».

Et je terminerai ce billet par cette devise de Marguerite Yourcenar, tout empreinte à la fois de morale aristocratique et d’humilité : « Je ne vis pas comme ils vivent, je n'aime pas comme ils aiment, je mourrai comme ils meurent. »

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche