Jeudi 13 février 2014, la Compagnie Appellation Théâtre Contrôlée jouait Bérénice de Racine sous la direction de Christian Huitorel, au Théâtre Beaurepaire à Saumur.
On sait que la pièce fut créée sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne le vendredi 21 novembre 1670. Une semaine plus tard, la troupe rivale de Molière jouera au Palais-Royal une autre Bérénice, celle de Corneille, publiée sous le titre de Tite et Bérénice. Une œuvre qui est aussi, quoi qu’on en dise, une des grandes pièces de Corneille. Cette supposée rivalité entre les deux dramaturges a fait l’objet de bien des légendes et « c’est un duel dont tout le monde sait l’histoire », dira Fontenelle. Le sujet aurait été proposé par Henriette d’Angleterre et le hasard aurait fait tomber entre les mains de Racine cette histoire sur laquelle Corneille écrivait déjà. En fait, le thème était « dans l’air du temps » et le pseudo-affrontement entre les deux écrivains est plutôt à replacer dans la guerre des théâtres qui faisait rage à l’époque, entre l’Hôtel de Bourgogne et le Palais-Royal. Elle fut inspirée par les adieux de Didon et Enée dans le quatrième livre de L’Enéide, et la légende raconte qu’on peut y voir une allusion à l’amour brisé de Louis XIV pour Marie Mancini.
Cette représentation nous a donc donné l’occasion de réentendre avec délectation la limpidité de la langue du « tendre, du cruel Racine », portée à son point d’orgue dans cette pièce. La phrase de Suétone (dans Titus, VII) placée en exergue en est un parfait résumé dans son extrême concision : « Berenicen statim ab Urbe dimisit, invitus, invitam. » Elle est à l’image de ce que Racine a réussi à créer avec ce chef-d’œuvre. Selon Georges Forestier, dont les Notes de l’édition des œuvres de Racine dans la Pléiade sont très éclairantes, « n’est-ce pas le comble de l’art que de transmuer une seule phrase en une tragédie, tout en conservant le dépouillement ? » L’abbé de Villars, qui a écrit La Critique de Bérénice, et tout en ironisant, avait bien perçu cet aspect : « Car toute cette pièce, si l’on n’y prend garde, n’est que la matière d’une scène, où Titus voudrait quitter Bérénice […]. N’est-il pas plus adroit, sans s’aller s’embarrasser d’incidents, d’avoir ménagé cette scène, et d’en avoir fait cinq actes ? »
Pour servir au mieux la pièce, Christian Huitorel a choisi le parti de la sobriété. « La scène [étant] à Rome dans un Cabinet qui est entre l’appartement de Titus et celui de Bérénice », il a placé à cour et à jardin six praticables en simili marbre noir veiné de blanc qui ménagent les entrées des deux appartements. Ils sont disposés de manière à créer un effet de perspective vers une toile en fond de scène qui représente la Rome impériale avec la statue d’un Imperator à cheval. C’est par là que Bérénice sortira seule à la fin de la pièce tandis qu’Antiochus murmure : « Hélas ! » Un petit praticable de métal à cour permettra aux personnages accablés par la raison d’Etat (ici ce n’est pas le Destin et les dieux sont absents) de s’asseoir.
La mise en scène donne en effet à voir avec clarté cette histoire déchirante que le metteur en scène explique ainsi : « Bérénice est une histoire qui me touche ; celle d’un empêchement, d’un inexorable gâchis, parce que les choses sont « ainsi faites. » » L’essentiel pour Racine, on le sait, est bien « de plaire et de toucher » ! La trame en est pourtant toute cornélienne qui présente un Titus (Mathias Casartelli) déchiré entre la raison d’Etat (Rome ne tolère point de reine étrangère sur le trône impérial) et son amour pour Bérénice (Caroline Frossard), la reine de Palestine, présente à la cour depuis cinq ans. Rejetant toute violence (« ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie »), Racine réalise ici « la synthèse entre pureté et passion […] comme si le pari était d’adapter à sa prose esthétique une problématique cornélienne dans le but de la transfigurer ». Dans cette tragédie s’affrontent les valeurs collectives et les exigences individuelles.
Tout se jouera donc à travers la parole puisqu’il ne se passe rien, l’action étant dénuée de toute péripétie extérieure (sauf la lettre arrachée à Bérénice qui informe Titus de son projet de suicide) et la « catastrophe » ne résidant que dans l’âme des personnages. La Préface à Colbert, une des préfaces majeures du dramaturge, l’explicite ainsi : « Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien. » La pièce se réduira à une magnifique épure dont Racine donne la définition : « Une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression. » Jean-Claude Carrière qui a travaillé à une adaptation de Bérénice pour la télévision (avec Carole Bouquet et Gérard Depardieu) remarque : « Derrière une apparence de complainte, chaque scène amène une action intérieure, qui est un chemin secret à trouver avec les comédiens. »
La réussite de Racine réside aussi dans la manière remarquable dont il traite cette action simplissime. Si tout n’est pas encore joué pour les deux amants, tout, surtout, n’est pas dit : « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique », dit Titus à Paulin lors de son entrée en scène (II, 2). Georges Forestier, dans les Notes de l’édition de la Pléiade, souligne en ces termes ce qu’il appelle le « tragique de la rhétorique » : « Il y a donc bien une action mais c’est une action circonscrite aux pouvoirs de la parole (et donc à la beauté de la parole) : elle consiste pour Titus à s’expliquer afin de persuader Bérénice de la nécessité de la séparation, et pour Bérénice à refuser de se laisser persuader d’accepter cette séparation. Et en cas d’échec de la parole, c’est le suicide. »
Pour formuler au plus près, au plus juste cette « rhétorique du tragique », Christian Huitorel a invité ses six comédiens à « scander de la façon la plus juste et la plus naturelle » l’alexandrin ce vers qui, selon lui, « n’est pas négociable ». Dans une mise en scène précédente de Bérénice pour la télévision, Jean-Daniel Verhaegue avait souligné pour sa part ce point crucial : « Il faut éviter le piège de la musique de Racine afin d’en faire ressortir la logique passionnelle. » Carole Bouquet, son interprète, le soulignait aussi : « Il faut garder la musique du vers mais trouver les moments où vous cassez le vers sans pour autant complètement le parler. » Et Jacques Weber qui jouait Antiochus d’insister encore sur le fait de « s’échapper du vers racinien ».
Cette gageure d’une diction musicale autant qu’émotionnelle est particulièrement bien tenue par Caroline Frossard, l’interprète de Bérénice. Elle sait moduler sa souffrance, sans jamais la crier, et elle exprime remarquablement cette « tristesse majestueuse » évoquée par l’auteur dans la Préface. Ses temps de silence, ses regards, ses quelques gestes tendres envers Titus, sont particulièrement bien ménagés. Elle montre particulièrement la sidération du personnage qui ne peut croire qu’elle doit quitter Rome :
« Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice ? » (III, 3)
Echafaudant des hypothèses pour expliquer les silences de Titus, intimant à Antiochus l’ordre de ne plus paraître à sa vue après la révélation fatale, mettant Titus face à ses contradictions (« Vous m’aimez, vous me le soutenez,/ Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ? » (V, 5)), on comprend qu’elle se situe dans une tout autre logique que celle de son amant. Bérénice est plus une femme amoureuse qu’une reine. Reine, en effet, elle l’est « seulement au regard de Rome qui la rejette, de Paulin qui la condamne, de Titus qui dit se séparer d’elle ». Elle consent au renoncement, ce qui est, hélas, très féminin, selon Carole Bouquet :
« Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte. » (V, 7)
Dans un long et souple ensemble blanc, rehaussé d’un lamé doré aux manches et au décolleté, avec sa longue chevelure dénouée parcourue de fils d’or, la comédienne, que les éclairages de Noëlle Burr caressent d’une douce lumière blonde, est au propre et au figuré le point focal de cette mise en scène. Et quel plaisir suave à réentendre de sa voix les vers tellement élégiaques que nous avons tous en mémoire :
« Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ces mots sont affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? » ((IV, 5)
Aux côtés de cette belle et subtile comédienne, Titus m’a semblé en-deçà du rôle féminin. Selon moi, il a été desservi par son costume bien peu propre à dessiner la silhouette d’un empereur romain, soucieux de sa gloire et désireux de ne pas verser dans la tyrannie s’il réalise ses désirs individuels. Sanglé dans une petite veste de velours pourpre au col brodé de lauriers, serré dans un étroit pantalon gris, il m’est apparu gêné aux entournures. Ses attitudes m’ont souvent paru inadéquates avec son rôle (surtout quand il met les mains dans les poches). Il faut dire que ce rôle est difficile qui fait d’un homme au sommet du pouvoir aussi un amoureux :
« Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah Prince malheureux !
Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ? »
La pièce décrit les ultimes douleurs de la métamorphose d’un homme en monarque, mutation difficile s’il en est :
« Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. » (IV, 5)
Georges Forestier a bien montré la complexité de ce personnage : « Comment un monarque qui peut tout doit se contraindre, parce qu’il est un vrai héros et se veut un monarque parfait, à renoncer dans la douleur à celle qu’il aime plus que tout. Voilà qui est autrement subtil et profond qu’une question d’amour de salon. »
Olivier Thébault, dans le rôle d’Antiochus m’est apparu plus convaincant. Si, selon moi, il est esthétiquement desservi par une petite queue de cheval et des cheveux dans le cou, il exprime bien la souffrance intérieure de l’amant qui n’est pas aimé. C’est toujours Georges Forestier qui commente avec justesse la fonction de ce personnage que l’on a souvent considéré comme « un confident monté en grade ». Certes, son rôle est fonctionnel puisqu’il permet de faire d’une scène la matière d’une pièce tout entière. N’est-il pas la voix de Titus qui permet l’intégration d’une matière épisodique et la structuration d’une pièce en 5 actes ? Mais ce « tiers amoureux », ce roi de Commagène, de « médiocre roitelet oriental » qu’il était accède à la fonction de double de Titus. D’espoir en désespoir, c’est un personnage éminemment pathétique, un exclu qui est « une sorte d’emblème de toute la tragédie ».
« Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage
De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage. » (V, 4)
Son rôle d’amoureux déçu de Bérénice lui permet de faire partie du triangle racinien ; il l’associe à la gloire future du trio qu’il forme avec Bérénice et Titus pour la postérité :
« Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l’histoire douloureuse. » (V, 7)
La longue silhouette mélancolique du comédien sied à ce personnage dont on se souvient grâce à ces deux vers :
« Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée… » (I, 4)
Quant à Paulin (Gilles Ronsin), dans son costume gris foncé sur une chemise bleu pâle, et son attitude aux ordres, il parvient bien à rendre l’obéissance fanatique d’un grand commis de l’Etat. Ame damnée de Titus, c’est lui qui incite l’empereur à persévérer dans son choix afin de perpétuer la grandeur de Rome :
« Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups
Seigneur, continuez : la victoire est à vous. » (IV, 6)
Avec des costumes modernes jouant sur des camaïeux de brun et de gris (sauf pour Bérénice), des déplacements mesurés, une distance entre les personnages rompue seulement à de rares moments, un travail très précis sur la diction, la mise en scène tout en sobriété de Christian Huitorel est au service de cette tragédie dont Racine a fait une épure de son art. Longtemps considérée comme une pastorale héroïque et comme la moins bonne pièce du dramaturge, cette tragédie de l’amour nous paraît aujourd’hui résolument moderne, dans sa simplicité extrême. Lambert Wilson, qui a monté la pièce il y a quelques années et joué le rôle de Titus, le dit aussi : « C’est la plus pure des pièces de Racine ; désencombrée de la mythologie, elle est intemporelle. »
Sources :
Notes de Georges Forestier dans Racine, Œuvres complètes, Théâtre-Poésie, Tome I, Bibliothèque de La Pléiade