Bretonnes sur le quai, Charles Cottet
A Gabriel Vicaire
C’est Marivône Le Guînver,
Avec ses coiffes de batiste,
C’est Maryvône Le Guînver
Qui passe sa vie à rêver.
Marivônic, Dieu vous assiste
Dans l’avenir et le présent !
Marivônic, Dieu vous assiste :
Votre regard paraît triste !
Marivônic s’en va disant
Aux bateliers de la prairie,
Marivônic s’en va disant :
« N’est-ce pas l’heure du jusant ?
« Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,
Dans le chenal de Kerenor,
Et n’a-t-on pas vu, je vous prie,
Le vaisseau de sa seigneurie,
« Le beau vaisseau d’ivoire et d’or
Avec des mâts en palissandre,
Le beau vaisseau d’ivoire et d’or
De monseigneur Hadanic-Vor ? »
II
Hélas ! le soir tombe et mêle sa cendre
Aux brouillards légers qui montent des eaux,
Et les bateliers n’ont rien vu descendre
Sur le chenal bleu bordé de roseaux.
Mais Marivônic espère quand même,
En vain le temps passe, elle attend toujours,
Et, pour faire honneur à celui qu’elle aime
On ne la voit plus qu’en riches atours.
Regardez ! Sa coiffe est toute en batiste.
Ah ! qu’elle est jolie avec son justin
Où de fins galons, couleur d’améthyste,
Courent sur la laine et sur le satin !…
Et l’année ainsi va chassant l’année.
Marivône est vieille et marche à pas lents,
Et rien n’a changé dans sa destinée,
Sinon qu’aujourd’hui ses cheveux sont blancs.
III
Et la voilà vieille, vieille,
Au point qu’elle n’a, dit-on,
Sa pareille
Dans aucun bourg du canton.
Ses beaux yeux n’ont plus de flamme ;
Elle tremble au moindre vent ;
Mais son âme
Est aussi jeune qu’avant,
Et sous son hoqueton jaune,
Malgré l’âge et le besoin,
Marivône
Est toujours mise avec soin.
Songez donc, si tout à l’heure
L’impatient jouvenceau
Qu’elle pleure
Débarquait de son vaisseau
Et s’en venait d’un air tendre,
Avec deux ménétriers,
Pour lui tendre
L’anneau blanc des mariés !
IV
Or, un jour de printemps que la brise était douce,
Le beau vaisseau parut au détour du chenal,
Le jusant vers la mer l’entraînait sans secousse
Et ses hunes baignaient dans le vent matinal.
Mais à mesure aussi qu’il approchait des berges
On voyait que ses mâts étaient tendus de deuil.
Ses sabords restaient clos et quatre rangs de cierges
Flambaient sur le tillac autour d’un grand cercueil.
Marivône en silence attendait sur la grève,
Ses yeux gris avivés d’on ne sait quel éclat,
Car elle discernait maintenant qu’aucun rêve
N’a d’accomplissement sinon dans l’Au-Delà.
Elle portait toujours son vieux hoqueton jaune
Et, quand le noir vaisseau l’eut prise sur son bord,
A pas menus, les paumes jointes, Marivône
Alla s’agenouiller devant le prince mort.
Elle pria longtemps en fervente chrétienne,
Puis, disposant la couche où dormait son amant,
Elle étendit sa tête au chevet de la sienne,
Fit un signe de croix et mourut doucement.
J’aime beaucoup ce poème de Charles Le Goffic, qui appartient à une série de sept poèmes, regroupés dans Petits Poèmes, dédiés à José-Maria de Heredia. A travers une aura de légende, le poète y dit l’attente éternelle de celle dont l’amant est parti sur la mer. Tout une vie s’y déroule, de la jeunesse à la vieillesse de Marivônic, amoureuse éperdue de son prince. Les « mâts tendus de deuil » m’évoquent la voile noire du bateau de Tristan. Marivônic meurt d’amour, tout comme succomba Yseut la Blonde, croyant que Tristan était mort.
Pour dire cette tragique histoire de la femme qui reste à terre, Charles Le Goffic a su varier avec art le rythme des vers. Usant de l’octosyllabe (I), du décasyllabe (II), de l’heptasyllabe et du trisyllabe (III), et enfin de l’alexandrin (IV), multipliant les enjambements, il nous donne à voir et à entendre cette éternelle amoureuse au bout du quai, dont la vie ne fut qu’un rêve d’amour.
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Hauteclaire : Légendes de mer